1.
Névrosé.
Misanthrope.
Jouisseur.
En prime, depuis un certain temps, une hantise supplémentaire accablait Dionys Moïse : il s’estimait vieux.
Une remontée d’évidences semblable à la migraine qui s’annonce après une nuit de beuverie. Un pli à la commissure des lèvres. Des yeux usés le soir quand il reste une tâche à achever. Une démarche lasse dès le matin. Exaspération qui ne vous lâche pas de la journée.
Ses pensées, ses travaux, regorgeaient de durée.
Aussi, dès le réveil une torpeur maligne enveloppait son corps. Elle l’imprégnait sous le ruissellement de la douche matinale. Immobile, recueilli tel un homme en prière, longtemps, jusqu’à ce qu’il en fût dégoûté. Elle se dissolvait dans son café, fondant avec le sucre, se mêlant à sa salive avec les tartines et les fruits qu’il engloutissait au petit déjeuner, pressé d’expédier les gestes quotidiens, répétitifs et nécessaires, afin, pour ainsi dire, de jouir du moment présent.
L’illusion des matins triomphants.
La joie des rendez-vous d’affaires.
Léna, sa secrétaire, ondulant dans le capharnaüm de son bureau, des effluves agaçaient ses narines, sa peau frissonnait. Quelle gêne à rester là, assis, à ressasser des recommandations de courrier et d’emplois du temps au lieu de… qui sait ? – faune haletant tapi derrière son bosquet …
« I grow old…I grow old…/ I shall wear the bottoms of my trousers rolled. »
Son corps, pourtant, demeurait vigoureux, il l’entretenait par de exercices réguliers de musculation, et ses désirs l’agaçaient aux moments les plus embarrassants, vifs, mordants, impérieux, alors que certaines transactions lui demandaient vraiment de se concentrer sur des questions techniques, des jongleries financières, pour satisfaire tout le monde, vendeurs et acheteurs.
Il tentait de se trouver des excuses. Il ne pouvait s’empêcher de lier son impression désolante aux difficultés de sa situation sentimentale, aux querelles régulières avec Corinne et au départ d’Anita en pension, à Amsterdam.
Mais il avait cependant conscience, qu’au fond, ces événements ne justifiaient en rien ses états d’âme.
Se sentir vieux c’est vieillir.
La scène, il y avait pensé souvent, depuis un an.
Il l’avait rêvée aussi, plusieurs nuits d’affilée parfois. Puis elle quittait son esprit, par périodes, pour revenir tout à coup, dans un mouvement de flux et de reflux. Il l’avait imaginée de différentes manières, mais globalement cela correspondait à ce qui s’offrait à présent à sa vue : la fillette debout sous le manguier, son sac d’écolière posé à côté d’elle, dans l’air lourd d’humidité d’un milieu d’après-midi, avant la pluie de cinq heures.
La fillette debout au centre de son parc.
Les doigts de sa main droite tripotaient les billes multicolores qui terminaient ses tresses. Sur son visage s’esquissait un zeste de sourire. Immobile et pourtant. Dionys Moïse savait, par expérience, qu’en l’espace d’un cillement le sprint devenait fulgurant. Il aurait pu, d’un signe de la main, l’appeler à lui, qu’elle le rejoigne, mais pendant un an il s’était vu lui aussi, tel qu’il était, derrière la baie vitrée de son bureau, en short et chemisette, à peine réveillé de sa sieste quotidienne, s’apprêtant à mettre de l’ordre dans la paperasse et vérifier quelques affaires en cours, à l’ordinateur.
Peut-être que justement, la fillette attendait son signal.
Pourquoi la décevoir ?
Un jeu entre eux. Elle en avait conçu les règles.
Un an d’attente.
Qu’elle attende elle aussi. Elle le connaissait et savait que tôt ou tard, il se lasserait de ses minauderies et lui ferait signe de venir.
« Why should the aged eagle stretch its wings? »
Quelques gouttes lourdes s’écrasèrent contre les feuilles du bananier, un peu plus loin de là où elle se tenait, annonçant le déluge à venir. Et la fillette de courir pendant que Dionys faisait coulisser la baie vitrée. Il la serra contre lui, lui caressa la tête en psalmodiant : « ma fille… ma petite fille chérie… Anita ».
Elle se dégagea tout à coup, puis, comme il se penchait légèrement elle l’embrassa sur les deux joues et partit s’asseoir dans la dodine, face au bureau. Dionys s’assit lui aussi, sur un canapé, puis se leva et après avoir tourné en rond dans la pièce il se dirigea vers la cuisine en marmonnant. Il revint rapidement, une bouteille de jus de maracuja dans une main et deux verres dans l’autre. Il déposa le tout sur une petite table : « tu dois avoir soif, il a fait très chaud aujourd’hui ». Puis il se rassit, « sers-toi, enfin, fais comme d’habitude… ».
Puis il se tut en attendant qu’Anita lui parle.
Pendant toute cette agitation elle s’était balancée dans la dodine sans cesser de tripoter ses tresses.
Après le départ d’Anita, après qu’elle lui eut dit ce qu’il lui avait semblé juste de lui dire, il demeura un moment affalé sur son canapé, les yeux clos, figé dans le désir que l’événement n’eut pas eu lieu, qu’il puisse l’imaginer encore un peu, à sa guise, qu’il puisse être heureux avant d’être heureux. Il faisait semblant de croire que personne n’était venu chez lui et qu’il devait songer à occuper sa soirée.
Léna était partie. Il l’aurait bien invité à dîner « et plus si affinités » se dit-il en ricanant. Il ouvrit les yeux, la nuit ne permettait qu’à quelques silhouettes d’arbres de se distinguer dans le vaste jardin. En allumant une lampe halogène qui éclairait le bureau à la manière d’un plateau de cinéma, il aperçut les deux verres et la bouteille de jus sur la table basse, les petits bouts de papier déchirés par Anita pendant qu’elle lui racontait par le menu ses progrès de pianiste lors de son séjour à Amsterdam, pendant qu’elle lui disait que sa mère aurait tant aimé qu’il se rappelle à elle, qu’il cesse de se cloîtrer dans son orgueil absurde car elle n’était plus fâchée contre lui, si jamais elle l’avait été.
Il n’avait pas l’intention d’appeler Corinne ce soir-là. Il fit juste comprendre à Anita qu’il le ferait dans la semaine, que lui-même n’avait jamais été vraiment fâché, que parfois entre les hommes et les femmes il y avait des malentendus. Elle vivrait bien assez longtemps pour s’en rendre compte.
« Rentre ma petite fille, ta mère va s’inquiéter… »
Il n’appellerait pas Corinne ce soir-là.
Ce fut elle qui l’appela, à peu près une heure après le départ d’Anita, alors qu’il s’était assoupi à nouveau, comme un vieux.
Il lui semblait qu’il venait à peine de s’endormir lorsque le téléphone, en sonnant, le fit tressaillir. Il voulut se lever mais à peine avait-il repris ses esprits, qu’une douleur aigue lui transperça le mollet gauche puis remonta en serpentant vers la cuisse. Un venin inattendu se répandait dans ses muscles. Une crampe. La bouche pâteuse, le souffle court, il fut incapable de se lever. Se diriger vers l’appareil, se saisir du récepteur et dire « allô », tout cela lui semblait injouable, torturé par la certitude qu’au bout du fil il y avait Corinne.
Cela l’arrangeait tellement qu’elle l’appelât.
Mais à présent sa paralysie, cette fatigue, cette vieillesse, inexplicables.
Le téléphone continuait à sonner, il n’avait pas compté les sonneries, il la savait patiente, il ne s’inquiétait pas pour elle, elle s’était toujours obstiné jusqu’à réussir son coup, il s’inquiétait pour lui.
Ja nao choram por ninguem/ - Basta que chorem por mim.
Allongé, débraillé, la chemisette ouverte et dévoilant ce poitrail velu, ces pectoraux tendus comme dans un effort inutile, pour la frime, dépeigné, la peau moite, ses longues jambes qui pendent, que ce canapé ne contient pas. Pourquoi avoir tellement désiré, pendant toute une année, le retour d’Anita ?
C’est vrai qu’ils n’étaient pas fâchés. Corinne et lui, ne se voyaient plus, c’est tout. Il ne l’avait pas plus décidé qu’elle. Si, tout de même, un peu, et à présent, elle l’appelait et il ne pouvait pas répondre. Le téléphonait sonnait toujours. Lorsqu’il put enfin se lever, il se précipita.
- Allô !
- Ma fille vient de m’apprendre notre réconciliation subite. C’est vrai ?
- Corinne, nous pourrions dîner au Casino, si tu veux.
- Ça tombe bien tu sais, demain je pars pour une semaine à Puerto-Rico, pour un colloque. Après mon retour, nous serons de nouveau ensemble. Pour longtemps cette fois-ci, si tu y consens.
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