Une île est un hamac filé avec du bon et du mauvais coton. Un lieu suspendu entre des points d’ancrage et qui balance, à la recherche du plus parfait ensommeillement, le corps en long ou l’esprit en travers, pour peu que de petites oscillations bercent à la belle étoile de vieux démons, et que durent ces instants en suspens, parmi les courbarils cachant les forêts d’acajou. Des colons auront beau protester de leurs sentiments humains, ils ne pourront faire que la maison des pauvres reste en proie au regret de vivre dans leur maison de riches, dite de domination. Des poètes auront beau professer leur foi en l’être humain, ils ne sauraient empêcher les démons de rugir.
Ainsi, sauf à considérer le satanisme ou le BDSM (Bondage-Domination-Soumission-Sadisme-Masochisme) comme une histoire de plaisir et de rites consensuels, le fait de fouetter, de brider ou de remplir jusqu’à la bonde un tonneau d’os de vie, quand bien même s’y trouverait du plaisir, ne peut guère mener qu’à des explosions de douleur souffrant la perte de liberté, l’enchaînement menotté de corps captifs et torturés. Aussi, la branle de mon hamac d’origine indigène et sauvage porte généralement mon corps tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, dans des oscillations mielleuses conduisant soit à l’endormissement, soit à l’amplification dangereuse du balancier. Vient parfois un moment de bascule par lequel change l’état des relations de cause à effet. Ainsi, dans un hamac où la posture des membres forme le sens de l’équilibre, le basculement tient à peu de choses. Il suffit qu’un élément nouveau parvienne à mobiliser aussi bien ces membres que leurs désirs, pour que les positions ou indispositions rationnelles germent une réalité de terre.
Imaginez un lieu de vie dans lequel une bande organisée et ses alliés s’arrangent depuis des siècles, afin que la dite terre, les êtres et leur exploitation, rapportent un profit structurel à l’ensemble des acteurs du système. Pas de quoi brûler une case pour des rats. Cependant, quand le profit issu de crimes indemnisés s’ajoute à la longue liste des profitations en tout genre, allant de la rente d’extraction à l’empoisonnement et la pollution générale, en passant par la monopolisation des marchés et la corruption des gouvernants, il devient logique, sinon légitime, de refuser l’oppression des puissances associées.
Étant entendu que la perpétuation du système demeure la fonction principale de ses architectes, le déséquilibre introduit dans les rapports d’assemblage offre des pièces (de roche, bois, métal ou de béton) à conviction permettant de nouvelles constructions. Ce qui paraissait normal et habituel se change alors en situation ou expérience matériellement insupportable, comme en charge immesurable : le normatif du gouvernorat d’un homme contrôlant la légalité d’un pays ; l’habituel groupement de descendants d’esclavagistes structurés en caste ; la norme des hiérarchies et des inégalités de fait comme de droit ; l’habitude d’accepter la menée en bateau par des capitaines ou commandeurs. Pourtant, dans la bascule, il arrive que l’on puisse avoir un angle de vue permettant d’admirer le monde tel qu’il est. Plein à craquer. Rempli d’interactions, de différences, de couleurs multiples, d’incompréhensions, de faux semblants, d’illusions, de changements, de reliefs, de certitudes et leurs contraires, d’indifférence, de victimes et de coupables, de joie et de tristesse, de secrets, de mystères, mensonges et vérités, de compromis et de compromission ; banalités à dire mais qui siéent encore.
Au reste, j’essaie de voir clair en la grandiloquence et l’arrogance qui collent à la peau des maudits comme des gentils, tachant les feuilles de poésie. Voir ou distinguer avec les sens, par l’opération de l’esprit et la marche du corps, ce qui coince comme ce qui cloche. Ce que chacun sait et discerne sans mal : le couple binaire ou opposé qui sur l’axe d’une existence tend vers un pôle négatif ou positif, en des oscillations sensibles. Qui fait que même en ayant conscience du pire, bien que sachant pertinemment que « plus tard » équivaut à « plus triste », nous soyons capables de poursuivre nos routes sans plus de tracas qu’il n’en faut pour soulager notre conscience troublée. Entouré d’eau, sans attacher plus de valeur à l’amer que de soin à la compréhension des choses, tu vois le sang s’agiter, les artères s’obstruer. A l’évidence, la blesse continue coure sa course, ensevelie sous le silence. Une rage mobile circule sous la menace constante d’une décharge explosive et d’une crise de l’espoir. Les facteurs restant les mêmes, connus de tous : facteur d’assimilation, facteur d’accumulation, facteur de multiplication, facteur de production, facteur de réduction d’échelle, facteur de transfert, facteur blanc. Conglomérats, commerces, distributeurs, grossistes, transitaires, transporteurs, élus et électeurs, oligopoles ou monopoles, démocratie prise en otage dans une maison blanche. Toute une cohorte entre des points de convergence et de différenciation capable de rendre la vie chère, les gens pauvres, le chômage important, les inégalités criantes. Une bande organisée, capable de faire des millions, voire des milliards de bénéfice, truster les postes clés et les mandats les mieux rémunérés, prendre les décisions pour le collectif dans le secret d’affaires privées ; persister et signer.
Il faut une candeur candide pour croire que la raison puisse ramener ces fous à la raison. Qui sait si la folie ou le délire ne sont les choses du monde les mieux partagées ? Peut-être qu’au juste, ce qui distingue le vrai du faux ou le bien du mal ne tient décidément qu’à un fil du hamac ? Que Le Malade identitaire est l’œuvre dramatique de notre hauteur ou d’un acteur ? Ou peut-être que l’on oublie simplement deux facteurs important, deux facteurs essentiels dans toute cette Histoire. Le facteur H, d’abord : qui décrit les principes fondamentaux de la mise en pâte, contrôle la température et le temps de cuisson pour enquête et commission. Le facteur R, ensuite : facteur de résistance thermique, résistance aux variations de chaleur dans un milieu où la conductivité et l’épaisseur du matériau en font, tantôt un isolant hors-norme, tantôt une passoire thermique. Autrement dit, deux créateurs capables de prendre ou de faire prendre la forme d’une île, séparer les composants d’un mélange souillé, altéré, vicié, corrompu, pour en faire quelque chose d’autre.
Peut-être que connaissant si bien la chanson, on en oublie que c’est chez nous ici, et que l’enfer demeure dans l’ici et maintenant ? Dans le réel comme un hamac, balancé entre les donneurs d’ordres et de leçons, les visionnaires et les experts, l’intelligentsia aux envolements sucrés, les mandataires d’une république gavée de sang impur, et les paroles sauvages de réseaux sociaux ou asociaux. Peut-être que la peur d’une montée au tambour, commune montée au ciel ou descente en enfer, est peur de se voir mis à nu, se regarder dans un miroir, faire l’expérience de la justice ou du placard ? En tout état de cause et plus encore d’effet, un procès (une tentative) de décomposition organique de l’ordre établi dérangera naturellement le bloc conservateur, mangeant gras et épais, toujours solide quant il s’agit de freiner la dégradation du privilège et son produit. En toute manière, ce jeu à somme nulle étant au cœur de la logique reproductrice, certains rapports de force dans le monde en travail, donc le monde réel, certaines relations conflictuelles, engendrent une discontinuité nouvelle tombant dans l’inconnu. Un inconnu ouvert par un discontinu. Rupture offrant une autre chance, horizon différent, voire une autre façon de tomber ou de changer en continu. Brèche dans une maison ou dans une île. Énième trouée. Pour entamer l’ensemble des profiteurs et leurs alliés, la colonialité tapie dans chaque tête, chaque esprit insulaire, prête à ronger le commerce équitable, à manger liberté, égalité, fraternité, à payer le prix fort pour déclarer unilatéralement la valeur des meubles ; rien qui ne soit négociable, n’est-ce pas ?
Allons îlotes de la patrie, liane des ancêtres et des vivants ; le jour de gloire est loin d’être arrivé. D’ici là, gardons-nous de nous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, d’ensanglanter sillons et vies, de lever quelque étendard s’il n’est pétale en relation. Entendez-vous dans les campagnes mugir la détermination de ces nouveaux kanak, ces nouveaux libres ? Ils viennent jusque dans nos bras forger les fils de nos combats.
Ô âmes citoyennes !
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