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  • Photo du rédacteurCretté Alexandra

La Meilleure méthode- une nouvelle de Jonas Charlecin

Dernière mise à jour : 1 juil. 2022

« Maître ? vous plaisantez ? vous pouvez me cogner comme l’ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas Maître. »


Son ton est résolument ferme. Ces paroles stoppent net la rigoise, laquelle semble soudain recroquevillée telle une couleuvre sans vie dans l’air jaune du petit matin et la main du Maître.


Sept heures du matin, dans une salle faite de claustras traditionnels en briques, aux motifs de fleurs et de papillons. Les premières lueurs du soleil fusent, tapent sur les cheveux laqués et royalement décorés en madiok et en boul gogo des jeunes femmes. Et sur les cheveux rasés des jeunes hommes, conformément au règlement de la paroisse .

Dans la salle plane un silence solennel. Tous les autres sont devenus spectateurs de cette protestation impossible selon le règlement intérieur – quand le Maître parle et exige quelque chose, c’est « oui Maître », suivi d’exécution - et c’est tout.


Eux, ils souffraient en silence. Cependant, dans la profondeur moite de leur tripe s’unit en brindille éparpillée un tison de révolte.


Ce matin là, Ils sont en quelque sorte des passagers clandestins, des free riders, des insurgés d’en bas. Ceux là qui soutiennent la lutte sans y prendre part ouvertement pour éviter les représailles ; mais qui attendent avec ferveur un compromis profitable pour tous… ils n’osaient pas braver cet interdit – et leur parent. Ils souffrent en silence.


Le Maître, qui, en dix ans de sa jeune carrière n’a jamais eu à faire face à une telle insoumission, est plongé dans un mélange d’hébétude et d’indignation. Ses pupilles envoient des étincelles de feu.


« Jacques, rassure-moi : à quatorze ans d’âge, tu n’es pas sans savoir, ni voir, le dur labeur de tes parents pour t’envoyer chercher la connaissance ici, dans notre chère institution ? » avance le Maître, en déposant sa rigoise avec maîtrise sur son bureau et en prenant place sur sa chaise en bambou.

Il fixe Jacques, agenouillé, bras croisés devant lui sur le sol poussiéreux. Ses yeux sont remplis d’eau et sur sa peau, l’œuvre barbare de la rigoise pleine d’expérience sur son corps raidi et émacié. À l’ironie du Maître, Jacques répond d’un ton résolu : « Oui, Jestin. Ma mère vend bien ses sachets d’eau. Ses allumettes. Ses kilos de riz. Ses pistaches grillés. Ses lots de dentifrice. Ses savons et crème Idole. Ses pois noirs. Ses pois Mayami. Son blé. Son tin et persil. Ses aubergines. Ses sachets de sel. Ses sachets de Sucre. Ses bouteilles d’huiles en détail. Et Mon père, lui, à chaque passant, il offre son téléphone « pas cher ». Ses vêtements jeunesses. Ses ceinturons en cornes de chèvres. Ses tennis États-uniennes, ses jeans à la mode. Et justement, ils font tout ça pour m’envoyer à l’école. Et non, pour recevoir votre rigoise sur le dos. » Le Maître reste coi. Ces propos impertinents et indisciplinés clouent le Maître sur la croix. Faute de mots, il fixe le garçon qui jusqu'ici se pliait aveuglément aux règlements. Sa stupéfaction est totale. « Mon petit Jacques. Ici, c’est un lieu de chance pour toi. Il y en a des milliers qui traînent dans les rues de Port au Prince, sans maman, sans papa, sans frère ni sœur, sans parrain ni marraine, et qui, pour manger sont obligés de faire la manche. Mais toi, tu as tes parents qui font tout pour que tu reçoives une éducation d'excellence. Pour que tu puisses à l'avenir t'occuper de toi-même et ne pas rester mendiant aux bords des routes. »


Le Maître s'arrête et regarde la classe. « Vous tous qui êtes ici, jeunes filles, jeunes garçons, vos parents aussi se sacrifient nuit et jour pour vous permettre d'étudier. Alors, ayez un peu de reconnaissance. Prenez garde de ne pas vous joindre à ce renégat. »

Il désignait Jacques qui gisait sur le sol qui se réchauffait sous l'ardeur du soleil.


« Il paiera pour m'avoir désobéi. Et avant même que le soleil se lève, soit sa mère soit son père viendra lui remettre les idées claires avec biens d'énergisantes bois-goyave. Et là, je peux vous l'assurer, il payera non seulement pour avoir refusé de faire ce devoir, mais aussi et surtout pour avoir fait perdre à ses garants les gourdes qui doivent assurer son éducation. » Malgré ses yeux et sa bouche mouillés d'une rigole de rhume gluante, on entend la voix de Jacques : : :

« Jestin. »


Le prof se retourne vivement .


« Jestin, vous connaissez fin bien l'histoire de nos parents . Mais, dîtes moi : en quoi la rigoise est justifiée ? Parce que nos parents galèrent, on est par déduction obligé d'avoir la peau tranchée ? Par déduction, obligé d'avoir les genoux qui se fendent sur le sol aride ? Parce que nos parents vendent des sachets d'eau , par déduction encore, obligé d'apprendre par cœur ce que nous ne comprenons pas ? Par déduction toujours, obligé de respecter ce règlement abrutissant ? »


Jacques respire en grimaçant, preuve que le bitume devient de plus en plus insupportable à l'approche du soleil de huit heures. Sous les ailes de papillon et les pétales de fleurs, le silence règne. Jacques respire, et ajoute : « Vous, Jestin, qui êtes jeune, vous savez aussi bien que nous que ce n'est pas la meilleure méthode pour nous éduquer ! » À cette interrogation, Jestin recule, désarmé, en rage de ne pas encore trouver l'occasion d’appliquer sa loi. Après un long moment de réflexion, il répond: « J'ai du moi-même passer par là. C'est la voie de la réussite. Et je ferai tout pour la perpétuer. Ici, le " il faut souffrir pour réussir" n'est pas un mythe, c'est une réalité dont chacun d'entre vous peut tirer sa vérité. »


Le silence devient de plus en plus lourd. Jacques a une boule de soleil qui roule sur son front blanchi.


Toujours les bras croisés, il rétorque :

« Jestin, vous n'avez pas répondu à ma question. Pensez vous que c'est la meilleure méthode d'éducation ? Au-delà que cela soit comme ça depuis la nuit des temps, vous, vous, en vous-même, est-ce que vous pensez que cela est la meilleure méthode d'éducation ? » Le prof se tait. La classe attentive. Le vent doux, le soleil en chaleur, le bitume se fend. Jacques poursuit : « Expliquez-moi, Jestin, pourquoi si moi je l'ai subie, et biens des générations avant moi, alors de facto ceux qui suivent doivent la subir également? » Le maître ne répond pas. Jacques, bras croisés comme ça doit, renchérit : « Votre mère est marchande de sardine au port non? On le sait Jestin. Le quartier, on le connaît comme nos poches. On est ici en communauté. Votre mère a cinquante ans, marchande de sardine au port. Elle a donné son sang pour vous éduquer. Est-ce que vous pensez qu'elle l’aurait fait dans l'unique but que son fils puisse s'éduquer dans la dureté, dans le fer ? Pourquoi pour s'éduquer s’il nous faut la rigoise constamment sur la peau ? » Le maître est mort. Alors Jacques conclu pour le ressusciter : « Donc vous aussi, vous avez été contraint d'accepter faute de pouvoir vous insurger ? »

Le prof se réanime vivement et déclare impétueusement en survolant du regard l’ensemble de la classe : « Je l'ai fait. Parce que c'est ce qui était à faire. » Jacques se décroise enfin les bras et saute sur l'occasion: « Donc vous admettez que ce n'est pas la meilleure méthode ? » Le maître : « D'après vous, avez vous le choix de faire autrement dans ce pays en débâcle ? Sans éducation, vous êtes foutus mes amis ! Vous êtes foutus ! Voilà tout. » Alors, une maigrichonne et filante voix féminine s’élève dans la salle. Et proclame : : « Comme si avec votre « éducation », on était pas déjà foutus ! » Le «Silence ! » du Maître devient inaudible dans le vacarme qui se répand dans toute la salle. Les insurgés d’en bas ont fini par sortir de leur pacifisme. Un bras ferme, celui d’un jeune homme de seize ans, agrippe Jacques par terre et de là, ce dernier devient la voix de toute une génération ! On forme un autel avec les mains, on le balance dans les airs ! Chacun désire le propulser plus haut, plus haut, plus haut, et encore plus haut ! Jusqu'à ce qu’il transperce le plafond et atterrisse dans le ciel !



*


D’un coup, Jacques ouvre les yeux. Sonne l’heure fatale, celle du réveil. Sept heure du matin. Il file vers l’école tel une fusée pour se retrouver devant sa salle. Le Maître est droit comme un bâton, qui accueille coutumièrement ses élèves. Une jeune fille entre et le salue comme d’usage « Bonjour, le Maître Jestin ! ». Vient le tour de Jacques, lequel regarde doit dans les yeux le Maître. Puis d'un ton rauque, dit : « Bonjour Jestin ! »

« Hé jeune homme ! Deux secondes. Comment tu me salues, ce matin ? »

Jacques se tait, le regarde avec frustration. Et c’est là qu’il réalise avoir rêvé ce qu’il aimerait dire réellement à son professeur, à ces professeurs qui éduquent avec le fer. Que dire à présent ? Il est bien des mondes où les élèves sont battus; dans d’autres ce sont les professeurs qui se font souffleter. C’est là, le monde comme il va, non comme on le rêve.




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