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Photo du rédacteurCretté Alexandra

Amazonie, nous crierons tes noms, de Samuel Tracol

Dernière mise à jour : 5 août 2020



Jules Supervielle, Gravitations, p19 :

« A cause même d’un excès de cheval et de liberté,

Et de cet horizon immuable,

En dépit de nos galopades désespérées,

La pampa prenait pour moi l’aspect d’une prison,

Plus grandes que les autres. »

Le poète en fut lui-même surpris. Le ciel azuréen et les infinités herbeuses se sont faits panoptique imparable. Monochromes trop vastes pour l’homme. Et pourtant, il convenait d’être grisé et de s’époumoner. Libertad !

Frères du gaucho, femmes et hommes d’Amazonie connaissent et rejettent ces poncifs planétaires : ne dit-on pas d’ailleurs qu’ils vivent « en brousse » ? Habitant exoticisés d’un « brocoli vert»- ne pouvait-on imaginer plus fade qu’un cuit-vapeur ?- il est selon : Adam en kalimbé, aventurier de l’or et du pau-rosa ou héros d’un navet façon Cayenne Palace, accoudé à l’acajou d’un comptoir moite de tafia. Les images sont tellement vagues qu’il faudrait d’ailleurs en bannir le vocabulaire. A-verbalisons ces brumes d’imagier colonial et renommons nos héros : indien ou « gentil » à demi-nu ; fier-à-bras portant arme et fille de joie de part et d’autre de son torse velu orné de tatouages portuaires façon Popeye de Caracas ; blanc rosi dont la faiblesse du corps éthylique contraste dans les bouges avec la sève primitive des populations « premières » ou « de couleur ». Opprimé parmi les opprimés parce que confiné parmi les confinés – rappelons un instant l’effroi produit chez le jeune professeur en passe d’être nommé en Guyane par l’évocation des « communes de l’intérieur », effet de loupe saisissant- l’Amazonien est muet : on lui a coupé la langue. Nous rejetons l’indéfini : il faut désigner les bourreaux. Pizarres de tous étendards, pseudo-anthropologues dont la palette faite de noir et de blanc n’accouche que de gris schisteux, margoulins qui de Potosi à Wall Street se sont fait alchimistes à l’inverse -transformant montagnes d’argent en nécropoles des peuples, séides du feu atomique et de la bannière étoilée – bananes et gros bâtons nous ont fait mettre un s à Amérique.

Alors Amazonien, tu apprendras par les bruits -forcément- étouffés qui arrivent du grand monde – tu sais, hors du brocoli- que tu vis dans une « immensité verte », « une terre de tous les possibles », dans le « poumon de l’humanité » – toi qui crache encore au siècle de la Covid tes alvéoles tuberculeuses. Creuse, évidée, nécrosée, l’image est usée jusqu’à l’os : et tu le sais, car tu n’es pas sourd. Et d’ailleurs, tu n’es pas non plus muet. Tu perds tes nuits étoilées à parler : rien n’est moins silencieux que ton règne. Mais devant l’aéropage planétaire qui se saoule de couleurs criardes et de grincements de tintamarre autrement appelé «monde civilisé », tu bruisses là où il faudrait gueuler au crachoir. Visiblement locuteur d’une langue dont on a perdu le savoir, des charlatans se font interprètes : voilà le retour des jésuites dans leur royaume paraguayen, tayloristes de la pastorale, accueillant dans le règne de la Trinité les guaranis par tranche de dix mille, dans la langue de l’évangile. Aujourd’hui, les reducciones ont cédé la place à des métropoles orgueilleuses – ô Belém- ou des aldeias déshéritées. Mais, Amazonien, tu resteras à jamais le seringueiro : signe le Colt sur la tempe les termes d’un contrat que tu ne dois pas comprendre.

Ils- ils sont déjà nommés – t’ont tout volé, brûlé ta terre, souillé ta femme, empoisonné ton eau, corrompu tes frères. Ils t’ont laissé sans histoire et sans géographie. Tu es un être divisé, bois flotté quand tu étais fromager. « Sur l’étendue des territoires naquit un silence interdit »1. Un jour D’Estrées est arrivé et t’a dit : cette Guyane est française mais tu n’es pas français. Bientôt d’autres bateaux arrivèrent, première des triangulations chéries par les financiers : nègre parce que le blanc est blanc, ultra-mariné vers une terre sans carte. Plus tard, on aura tôt fait de ressouder les chaînes brisées : cohortes de misères, fils en haillon du capitaliste, coolie, seringueiro et forçat, vous irez crever votre cuir épais sur les troncs d’hévéas ou sur les chantiers de routes sans destination. Héroïques pionniers du cruzeiro et du franc français, vous étiez porteurs de rêves grandioses. Vous ne réussirez qu’à entailler la selva : on a oublié de vous nourrir. Plus tard encore, on vous dira fils de la République. Par virtus antique certainement, tu pourras te passer de papiers, d’écoles, d’hôpitaux. Ton amour de Marianne est trop pur pour les artifices.

Tu n’es pas une tâche indistincte et vert mat sur la mappemonde – or l’Amazonie brille de l’or que charrie ses racines, ici la chlorophylle se pare de nacre – ou un berceau menacé de l’innocence adamique. Nous avons en fait commis une indulgence coupable : achevons cette toile irisée et tropicale, style pompier. Le toucan, la liane, le feu de camp, la pirogue à rame, la matoutou et l’Indien, affairé dans une mystique millénaire : le décor -pour ne pas dire le bestiaire- est planté. Voilà un leader écologiste qui s’ignore : mu par « l’instinct » et les « modes de vie » ancestraux – d’aucuns diront primaire, il vit en communion avec la nature. Hors de l’Indien – en tant que figure fictionnelle cela va sans dire- pas de salut : qui imagine des Noirs en Amazonie ? Des sang-mêlés ? Fadaises.

Dans la tâche verte, il y a des hommes.

Nous crions pour tu cries avec nous. C’est la cigale amazonienne qui chantera, pas sa cousine feutrée de Provence. Le sourd de circonstance aura peut-être le tympan percé. Nous acceptons les pertes.

Rapsodes et coryphées, joignez vos cymbales : ce cri est un putsch.

Frère, joins-toi, et crie. Parce que tu sais le soleil, la pluie, les yinyins sur la peau salée, l’Orénoque noir, le ciel orange-rose-violet, la mer d’argent, la crique, le saut et l’eau.

Dans la tâche verte, il y a des hommes.

1 Canto General, Les guerres, III-XVII, p73



Juillet 2020, Samuel Tracol.

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