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  • Photo du rédacteurCretté Alexandra

Amazone chaos, chapitre 3 - un roman de science fiction par Alexandra Cretté

Jean François Tarde




A l’entrée de Gargenville, la voiture commença à ralentir. C'était une antique Peugeot, un vieux truc gris et corrodé qui marchait encore à l'essence, mais c'était l'unique moyen de se rendre près du de la Zone Zéro, ce qui rendait tous les autres détails négligeables. Le tacot avait survécu aux terribles nids de poule de l'A13, ce qui en soi constituait déjà une chance et prouvait qu'on pouvait avoir une confiance relative en sa solidité. Tout, à l'intérieur, réduisait le confort au strict minimum : sièges défoncés, peu ou pas de chauffage (ce qui obligeait à conduire avec des gants rigides), aucune interface de communication (mais avec qui communiquer, si près du Mur?), odeur immonde du carburant, bref le bonheur…


Mais pour Jean François, ce sinistre voyage était peut être bien une étape décisive sur le long chemin qu'il essayait, comme tant d'autres, d'orienter à coup de poings vers quelque chose d'enfin positif, d'agréable, de sensé, d'heureux. Une autre vie,

…une vie pouvant être autre chose que l’expérience quotidiennement renouvelée du froid, de la solitude et du manque.


Cela faisait maintenant quatre heures qu'il avait quitté le quinzième arrondissement et ni le voyage, ni le paysage ne le portaient à la gaîté. Qui aurait pu être gai devant toute cette grisaille gelée ? Le bitume défoncé et gris. Les talus lisses qui coupaient la vue sur les cubes gris des immeubles sans fenêtres. Le ciel toujours bas. Dès la sortie de Paris, Jean François avait remarqué que le sol semblait se transformer en poussière sous les longues et puissantes rafales de vent glacé. Le permafrost lui même semblait de plus en plus fragile au fur et à mesure que le Mur s'approchait, mais peut être n'était-ce qu'une illusion dictée par sa peur. A présent, depuis une heure, il n'y avait plus grand-chose en dehors des collines nues et grises, ravagées de-ci- delà de pierres et de lichens desséchés.

Et surtout, personne.

Et bien sûr, personne.


Le ciel de juillet était comme d'habitude « de plomb et d’anthracite », comme le disait la chanson. Gris, gris, gris. Le vent déportait à présent plus régulièrement la voiture, comme sa vitesse diminuait. Au KM-8, il suivit les mesures de sécurité et détacha sa ceinture. Il arrêta son véhicule sur la bande d'urgence et sortit son masque du sac. Le masque réduisait la visibilité et le forcerait à conduire vraiment très lentement. Il sentait une odeur âcre, poussiéreuse. Mais les caoutchoucs des cotés semblaient en bon état. Avant de repartir, avec des gestes lents et en respirant beaucoup plus fort qu'il ne l'aurait voulu, il sortit enfin le petit boîtier noir et l'activa.

La machine, bien que petite, semblait aller avec la voiture : un spectromètre gamma de base, loin du matériel de pointe qu'on voyait dans les 2dems documentaires ou informatives. Pourquoi lui aurait-on donné autre chose ? Après tout, il n'était qu'un ingénieur de Zone Met, prêt à tout pour obtenir son intégration à la Carte. Il devait éviter de trop penser. Faire. Suivre les consignes. Il appuya sur le bouton « ON ».

Une lumière verte s'alluma derrière un très petit cercle de plastique sur le haut du boîtier. Jean François sentit alors tout son corps se couvrir immédiatement d'une sueur fade et malade, celle de la peur. L'ennemi était bien là. Invisible mais déjà là. Partout. Il déglutit avec difficulté.

Comme à peu près tout le monde en Zone Met, il savait tout à propos du Mur, ce qui signifiait qu'en réalité il ne savait pas grand-chose. Personne ne souhaitait vraiment en parler. C'était la première fois qu'il s'en approchait autant. Il ne l'avait jamais vu de ses propres yeux. C’était une bonne chose.

C'est alors qu'il rencontra le barrage.

Une guérite avec deux hommes armés. Des sacs de gravas et de sable qui rétrécissaient la voie. Des combinaisons d'isolement permanent. Du matériel aérospatial. Ils ne semblèrent même pas surpris de voir arriver cette vieille guimbarde sortie d’un autre temps. Il sortit les papiers qu'on lui avait mis -qui pouvait bien avoir pu se procurer ces papiers ?- dans ce qui avait du être un jour un petit placard de rangement près du conducteur. Avec difficulté, il ouvrit la fenêtre. Senti le vent toucher sa peau. La sueur pleine de peur se mit à couler de plus belle. Il déglutit avec peine. Il tendit ses papiers.

Ils le laissèrent passer sans même lui demander de montrer son visage sous le masque.

Il avançait lentement, à travers le brouillard de sa terreur. L'A13 n'était plus qu'une sorte de front militaire, avec des camions en travers de la voie, des jeeps et des chasse-neiges, mais un front militaire déserté par les deux camps, comme abandonné quelques instants plus tôt. Là encore, personne. Nulle part. Le vent, les longues lames du bitume défoncé de la route, le ciel bas. Rien.

Et tout d’un coup, sur le siège à coté de lui, le spectromètre gamma commença, très doucement son horrible chant métallique : « tititititititititititiiiittt……….titititititititittititititi... ».

Il annonçait la mort invisible, le néant, la fin.

Et au détour d'un virage, il le vit. Il vit le Mur.

Le Mur était encore à quelque distance mais imposait sa masse : cinq cent soixante seize kilomètres de long. Cent vingt mètres de haut. Une épaisseur constante de seize mètres. Des chiffres appris par cœur dans l’enfance. Jean François le voyait maintenant. La réalité du Mur frappait ses yeux et ses pensées en même temps. Il s’aperçut qu’il ne respirait qu’à peine. Ses bras et ses jambes tremblaient.


Et le chant du grillon métallique à ses cotés. Seul compagnon du désespoir qui montait…

Le Mur semblait totalement lisse. Lisse comme un miroir éteint, aspirant la lumière. Nu. Gigantesque, muet, monolithique . Pas une porte, pas une fenêtre, pas une grille, pas un barbelé. Rien. Rien d'autre ici, en travers de l'A13 coupée net par le Mur. Sciée.

Ce n’est qu’en s’approchant qu’il vit quelque chose sortir de la masse. Une chose énorme elle aussi. Soixante, soixante dix mètres de hauteur. Au bas mot. Noire comme le Mur. Comme du même matériau spectral. Sa mémoire traversa la peur qui l’habitait. Bien sûr. Évidemment. C’était la Statue. La statue monumentale de Jules Deviaux, celle de tous les manuels d'histoire. Lui, debout, dans un manteau épais, sa face altière et dure comme figée dans une sourde énergie contre le désespoir, son poing serré et levé face au vent, et la phrase sur le socle, monumental lui aussi, que Jean François n'avait pas besoin de lire car comme tous il la savait par cœur : « C'est en devenant des hommes meilleurs, que nous ferons un monde meilleur ». Curieusement, Jean François trouva qu’il y avait quelque chose d'inhumain dans cette phrase qui s'adressait aujourd'hui au néant glacé.

Il arrêta la voiture qui ne faisait plus que glisser très lentement au milieu des voies. Le vent secouait l’habitacle régulièrement. La peur continuait de couler, devenue presque rassurante, humaine au milieu de tout ce vide. Il s’autorisa à penser pour la première fois depuis ces dernières heures. Il se demanda ce qu'il pouvait y avoir encore derrière le Mur.

La pensée l’avait à peine effleuré qu’il cru entendre des cris, des gémissements ; il lui semblait voir des mains, des moignons glisser sur les flancs du Mur.

Alors, de toutes ses forces, il renonça à imaginer, il souhaita qu'il n'y ait rien. Rien du tout. Rien de plus que ce qui faisait danser la lumière verte. Rien. Et c'était déjà bien assez. Ne penser à rien. Agir. Faire ce qu’on lui avait dit de faire.

Le spectromètre gamma chantait toujours son chant de criquet funèbre. Il avait peu de temps devant lui. Il fallait qu'il se dépêche.



*



Jean François n'avait pas vraiment vécu l'époque précise de la catastrophe. Né en 2094, il avait eu tout juste un peu plus d'un an lorsque les digues maritimes de protection de ce qu'on appelait « la Côte du Nucléaire» avaient rompu. Heureusement, sa famille vivait dans un faubourg de Bézier, assez loin des côtes nord pour que tout cela ne touche directement presque personne autour d'eux.

Cela faisait une dizaine d'années à l'époque que la plupart des pays riches de l'hémisphère Nord cherchaient par tous les moyens à maintenir leur économie et leur influence internationale malgré la crise climatique qui transformait lentement mais sûrement leurs territoires en désert. Irrémédiablement, le sol gelait et ne dégelait plus. La France avait semblé d'abord miser principalement sur sa production énergétique et son exportation : le froid ne gène pas le nucléaire. Ainsi les vieilles infrastructures EPR avaient-elles été renforcées de réacteurs supplémentaires, sur la quarantaine de sites nationaux. Leur protection avait été renforcée, elle aussi : fondations anti-sismiques, digues gigantesques, présence militaire. On exportait, l'argent rentrait. On pensait que finalement, le froid n'était pas si grave. Certes, l'agriculture était devenue impossible, et les conditions de vie s'étaient terriblement durcies- on gelait littéralement dès qu'on était en contact avec l'extérieur - la population avait diminué d’un tiers , beaucoup étaient partis, mais on pouvait toujours importer la nourriture, chauffer d'élégantes résidences, maintenir le standing. La mode utilisait des tissus plus épais, les fenêtres avaient disparues. Peu de choses, finalement… C'est à cette époque qu'on songea même à construire un dôme régulateur de chaleur au dessus de Paris pour qu'elle reste LA ville la plus touristique au monde et en même temps faire une sorte de baroud d'honneur prouvant que non, rien n'avait finalement changé en France. L'armée protégeait aux frontières directes ce regain d'opulence des velléités agressives de voisins plus aux abois. Les temps étaient ceux de l’insouciance à peine retrouvée, avec cependant derrière elle, un vent terrifiant de menace.

C’est durant cet hiver permanent de 2095 que la mer monta. Elle monta sans s'arrêter. Elle montait régulièrement depuis quelques années , centimètres par centimètres, redessinant le littoral de continents entiers, mais là, sur la zone géographique correspondant à la mer du Nord, pour des raisons encore inconnues, l'eau monta en un mois de neuf mètres de haut.

La Hollande disparu. Les deux tiers du Danemark également. Les réfugiés suppliaient à deux genoux principalement l'Allemagne et l'Autriche d'ouvrir leurs frontières. Les frontières ouvraient. Puis se fermaient. Puis ré-ouvraient. Aux marges de ce ballet cynique, on retrouvait des dizaines, des centaines puis des milliers de corps gelés, les mains figées sur les grillages des postes frontières, sur les routes, sous les ponts, dans des tentes de fortunes. Des familles, des villes entières. On ne peut rien contre la mer. Personne, aucun état, aucune fortune ne put changer cet état de fait.



En France, le 27 novembre, à sept heures trente six du matin, les digues de protection de la centrale nucléaire de Flamanville cédèrent. Vingt huit heures plus tard, ce furent celles des centrales de Paluel, puis encore après celles de Gravelines, et enfin, deux jours plus tard, malgré tout le renfort technique possible, celles du site nucléaire de Penly. Vingt- cinq réacteurs nucléaires en fusion, séparés les uns des autres par moins de deux cent kilomètres.

L'ampleur de la catastrophe pétrifia tout le monde : les journaux, les hommes au pouvoir, la population elle même qui, durant les premières quarante huit heures, ne su que faire et ne fit presque rien. Les réacteurs éventrés, les immenses structures en béton distendues par la mer, presque déjà élimées par le sel, tout avait un aspect irréel au milieu des paysages gris et vides, des plages recouvertes de glace. Comme une sorte de vision morbide et désespérée de l'avenir du monde.

Plus de quatre cent kilomètres de littoral irradiés en moins de trois jours.

Trois millions de personnes moururent, consumés par le fléau invisible et définitif de la peste radioactive.


Le troisième jour, au milieu des pleurs et des tentatives de réponses, un homme du gouvernement s'imposa et prit les commandes de la catastrophe. Un homme controversé, certes auréolé de la gloire de son père, mais aussi connu pour sa capacité à tailler dans le vif de la réalité comme un boucher précis et souvent trop efficace. Aristide Deviaux, quarante trois ans, était alors ministre à la Sûreté de l’État. Il pilotait adroitement cette énorme structure, récemment constituée, qui unissait en son sein la défense extérieure, l'armée, et la défense intérieure, la police. Ce Super Ministère était le résultat de dix ans de négociations partisanes, de manœuvres savantes avec le ministère des affaires étrangères et d'unions politiques plus ou moins contre-nature. Aux commandes, Deviaux n'était pas un tendre. Mais dans les circonstances de la crise nucléaire, tous les médias s'entendirent pour en faire l'Homme, le seul, de la Situation. Il prit alors une décision radicale et terrible. Il isola le quart nord ouest du pays et commença la mise en place de l'opération « Protection Zone zéro », qui fut la mère de l'opération titanesque « Mur contre la Zone zéro ». Il fit évacuer une zone géographique immense, toute celle entourant la zone littorale irradiée. Les civils devaient se soumettre à un examen de contrôle de radioactivité pour pouvoir être déplacés. Les irradiés durent rester. On murmurait que les contrôles se faisaient sans compteurs geiger, de façon aléatoire, juste pour fournir des chiffres. Quatre millions de personnes furent évacuées vers le sud et l'est. Trois millions restèrent sur place, braquées par les forces armées de Deviaux qui tiraient sur les « irradiés » qui tentaient de rejoindre la zone saine. Pourquoi soigner des condamnés? Pourquoi conserver sous nos yeux les horreurs de la peste nucléaire ? Deviaux et ses économistes affirmaient, des larmes retenues aux coins de leurs yeux, que les traiter ou le tenter n'aurait eu d'autre effet que de perdre le peu de ressources économiques qui restaient au pays. Il conçu, en quelques mois, le projet ahurissant et titanesque du Mur. Une sorte de projet impossible et fou. Le Mur condamnait l'accès à un quart du territoire. Il condamna trois millions de personnes à mourir des radiations, de froid ou de faim. Des trois. La Zone Zéro ne fut jamais ravitaillée. Personne ne devait pouvoir s'y rendre et personne ne put en sortir. Les côtes seules restaient accessibles. Deviaux fit bombarder les ports.

Le Mur semblait symboliser Deviaux lui même : gigantesque, terrible, glaçant, lisse et gris au bord de l'abîme.


Deviaux mit lui même en route le premier ensemble de construction du Mur. Toutes les chaînes de 2dems étaient là. Il pleurait. Les larmes coulaient sur son visage dur et fermé. De l'autre coté du Mur qu'il avait lui même conçu, se trouvaient, quelque part entre Deauville et Cabourg, sa femme et leur fils de huit ans. Tout le monde savait qu'il les emmurait vivants. On disait qu’ils avaient été identifiés près d'une zone limitrophe, tentant comme tant d'autres de franchir les limites de la Zone Zéro. On les avait « dissuadés ». Ils étaient repartis dans le trou de la zone irradiée, peut être dans les vestiges de leur résidence secondaire luxueuse transformée en caveau radioactif. Une image d'eux avait fait le tour de toutes les 2dems du monde. Par delà la violence des décisions de Deviaux, son sacrifice parut relever du sublime . On revit en lui la figure si noble de son père. On conçut une estime nouvelle pour cet homme à la fois barbare et digne.

Un an et dix mois plus tard, c'est sans surprise aucune qu'il gagna les élections présidentielles.







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