Même les petits cireurs de chaussures près du Holiday Inn sont au courant des manigances de l’ambassade.
Il exagérait. Il en avait conscience. Il avait toujours exagéré, au point de se demander si sa vie n’avait pas été la conséquence de l’enchaînement d’exagérations qui remontaient à son adolescence. L’excès en tout était devenu une seconde nature, un style, une personnalité. Depuis sa première cigarette, à seize ans, en compagnie de ses condisciples de Saint Louis de Gonzague, il n’avait cessé, année après année, d’augmenter la quantité journalière. Il en était arrivé à présent à allumer une cigarette au mégot de l’autre. Il compensait en n’avalant pas systématiquement la fumée, en fumant certaines cigarettes à moitié ou alors en se débrouillant pour n’en allumer qu’avant de devoir, pour des raisons sociales, l’éteindre aussitôt. Tout son plaisir venait de l’allumage. Mais il n’en avait pas toujours été ainsi. S’il avait fumé ses premières cigarettes, la peur au ventre, dans les coins sombres derrière le lycée, échangeant avec ses complices des regards de conspirateur, une longue période avait suivi, de l’adolescence à l’âge adulte, où son activité de fumeur fut essentiellement solitaire et contemplative.
Allongé sur le dos, dans sa chambre ou dans n’importe quel autre endroit qui s’y prêtait, il suivait d’un œil somnolent les volutes de fumée s’élevant dans les airs, il tentait de faire des ronds. Il sacrifiait à cette pratique une partie de sa journée et ceux qui l’auraient surpris dans ces moments de sérénité n’auraient pas cru leurs yeux dans la mesure où dès son plus jeune âge on lui avait fait une réputation d’agité.
Enfant, il avait joué au foot. Sa passion du jeu avait mué rapidement en fanatisme. Il était à la fois le meilleur des coéquipiers, par son application et sa capacité de concentration sur le terrain, et le pire, à cause de son irascibilité. Quelques uns de ses amis, des faux calmes bien bâtis, ne rechignaient pas aux bousculades et aux coups. Par répulsion pour les contacts physiques, il se contentait pour sa part à bloquer le jeu et à se lancer dans des arguties jésuitiques qui débordaient largement le cadre des règles du football.
Lors des championnats sud-américains il soutenait le Brésil dans un milieu où l’on avait pour habitude d’être pour l’Argentine. Seule sa réticence à se mêler aux foules, qui avait, elle aussi, évolué vers une agoraphobie à laquelle il prêtait des raisons quasi métaphysiques, l’empêchait de participer aux carnavals improvisés qui se formaient en ville à chaque victoire de l’équipe jaune et bleu. Bien que dans son entourage les exercices physiques ne fussent pas à l’honneur, il faisait du sport tous les jours, parfois trois heures d’affilée avec, dans le regard, une lueur farouche qui conférait à son personnage, sa réputation belliqueuse. Capois la Mort l’avait surnommé un ami, attendri par la fougue de Ferdinand. Si la gymnastique le maintenait en forme, elle n’avait jamais triomphé de son allure chétive, de son corps à l’apparence fragile.
Il avait fait son lycée, puis une première année à la faculté de Droit, à une époque où, en dépit d’une libéralisation de surface, les pesanteurs de la dictature se faisaient sentir. Une tenue trop négligée, une coupe de cheveux inspirée par les derniers survivants du mouvement des Blacks Panthers de l’autre côté de la mer, suffisaient pour vous cataloguer comme camoquin, communiste, et valoir au moins une explication tendue avec un milicien mal embouché. Les étudiants, les littéraires surtout, cherchaient à se démarquer du conformisme officiel par leurs apparences extérieures. De discrets signes de rébellion vestimentaire et capillaire, se manifestaient de temps en temps, sous couvert de caprices liés à la mode. Il y avait quelques cas d’extravagance. Cette fille de bonne famille, entre autres, promise plus tard à une carrière diplomatique et ministérielle, qui portait une salopette kaki, vert-olive disait-elle, parfois un poignard à la ceinture voué à trancher les testicules macoutes. Elle croyait maintenir vive la mémoire des guérilleros de la Sierra Maestra. Personne ne la prenait au sérieux.
Ferdinand, lui, n’aimait pas les uniformes. Ses habits, sa coiffure, l’auraient fait passer pour un chômeur alcoolique du Bronx dont on venait de placer les enfants à l’assistance publique. Alors que tout le monde cherchait son salut du côté de Cuba et de la Chine, il se proclamait anarchiste. Au moins le laissait-on tranquille. Son originalité paraissait si extrême qu’on l’assimilait plus aisément à Magloire Saint-Aude et Carl Brouard qu’à Che Guevara. Les macoutes eux-mêmes, les jours de liesse, lui auraient offert argent et cigarettes, le prenant pour un pauvre type de province monté à la capitale chercher du boulot.
Même les petits cireurs… la phrase lui était venue à l’esprit en prenant congé de Dérosil, au moment où celui-ci lui ouvrait la barrière. C’est en regardant Dérosil, en fixant ses yeux qu’il avait imaginé la phrase. Quel rapport entre Dérosil et les petits cireurs de chaussures près du Holiday Inn ? Le calme, l’efficace Dérosil, lui qui s’occupait de tout dans la maison depuis quinze ans, avec lequel, dans la mesure du possible il entretenait les relations les plus égalitaires qui soient.
Chacun connaissait ses limites, les visibles et les invisibles. Il n’avait jamais élevé la voix sur lui ni permit qu’on le fasse en sa présence. Il lui arrivait même, à lui, l’écrivain, le professeur, le maître de la maison, d’aller chercher une bière au réfrigérateur et la porter à Dérosil, comme ça, pour rien, parce qu’il pensait que l’autre avait soif. Dérosil ne se montrait jamais servile ni flatteur. Lorsque ses avis divergeaient de ceux de Ferdinand, sur les grands et petits sujets, il s’exprimait clairement, dans son créole traînant du Nord et Ferdinand n’avait jamais manqué de remarquer que son valet faisait preuve de jugement. Sa femme et ses enfants passant une bonne partie de l’année à New York, obsédé par l’insécurité au point que, lui l’oiseau de nuit, se barricadait dans sa demeure à partir de sept heures du soir, il avait de plus en plus l’occasion de se retrouver en tête à tête avec Dérosil, de bavarder en grillant une cigarette, de faire des commentaires météorologiques les yeux levés vers le ciel étoilé pour finir par se souhaiter bonne nuit comme s’ils avaient été deux bons voisins. Quoi de plus normal en somme ? Seuls les parvenus entretenaient avec leur personnel des rapports paranoïaques.
Ferdinand connaissait les très fortes sympathies de Dérosil pour le Président. Et bien entendu Dérosil ne pouvait pas ignorer le rôle de chef de file de la fronde antigouvernementale de Ferdinand. Combien de cafés, de jus frais et de sandwiches, n’avait-il pas préparé pour la fine fleur intellectuelle du pays qui se réunissait régulièrement dans le vaste jardin de l’écrivain pour mettre au point ce qu’ils appelaient « la résistance ». Personne n’aurait jamais eu l’idée de baisser la voix ou de changer de sujet, au moment où le valet déposait un plateau de victuailles sur la table. Et puis les stations de télévision, en dehors de l’unique chaîne d’État, les radios, ne se faisaient-elles pas l’écho de mille clameurs et appels au soulèvement, « non-violent » n’oubliait-on jamais de préciser, contre le tyran, ses chimères et son « anarcho-populisme » ? Combien de fois, Dérosil, en repassant au salon, n’avait-il pas entendu la voix du patron, sur les ondes, s’évertuant à réveiller les consciences endormies. Tout en demeurant discret, sans pour autant faire de mystères, Dérosil n’avait jamais tenté de complaire à son patron sur ses engagements politiques. Il vivait ses convictions à la manière de ces types du Nord, introvertis et inébranlables. Au fond, il partageait avec Ferdinand une même conception du monde, l’obstination.
Ferdinand n’avait jamais eu de discussions politiques avec Dérosil et ne souhaitait pas en avoir. Il ne concevait pas que l’on puisse soutenir les autorités officielles du pays par conviction. La neutralité lui paraissait une plus grande bassesse encore. Mais que l’on fut sincèrement du parti présidentiel, que l’on eut justifié la moindre décision, la plus anodine, ou que l’on eut admiré la moindre réalisation, liée de près ou de loin au pouvoir, même indirectement, représentait à ses yeux une telle aberration de l’intelligence une telle connivence avec des puissances obscures et effrayantes, qu’il se rassurait en n’imaginant chez ses ennemis que corruption et vice. Mais Dérosil demeurait Dérosil. Il n’arrivait pas à l’envisager d’un point de vue politique. Il ne s’en étonnait que plus d’avoir associé le regard de Dérosil ouvrant la barrière, aux « petits cireurs de chaussures près du Holliday Inn », entièrement acquis eux, au maître du Palais National. Mais Dérosil ? Qu’avait-il d’une chimère ? Il n’avait jamais vécu dans un bidonville, il n’avait connu que son village brumeux du Nord, où l’on ne mourait pas de faim, quelques jobs à Port-au-Prince, un bref passage par l’armée puis la maison de Ferdinand. Sans être allé longtemps à l’école, il avait, à sa manière, de l’instruction. Son français ne manquait pas de grâce, y compris dans ses fantaisies grammaticales. Il aurait fait un parfait personnage secondaire, pittoresque et émouvant, dans un film de blanc sur Haïti. Les Québécois adorent ce genre de type, les Français aussi. Dans tous les cas, avec lui on pouvait parler. Depuis son retour au pays, Ferdinand ne se souvenait pas d’une époque d’avant Dérosil et n’aurait pas pu imaginer qu’il y en eut une après.
Il avait longtemps vécu hors d’Haïti. Il prenait New York pour sa deuxième patrie. Un oncle l’avait accueilli. Il descendait d’une famille d’intellectuels noiristes et Ferdinand avait hérité de cela aussi, le goût pour la dictature en moins. Le noirisme sans la dictature, précisément cet anarchisme dont il se prévalait devant ses admirateurs, pourtant davantage puisé dans les chansons de Léo Ferré que dans les aventures de Lamour Derance. Malgré sa fréquentation des milieux universitaires haïtiens de New York – que de sociologues… ces gars sentencieux, barbus et joviaux – la littérature s’imposa à lui comme seule préoccupation sérieuse. Des poèmes aux nouvelles, des nouvelles aux romans, des articles aux essais, il avait réussi à se faire un prénom, le nom ayant déjà son histoire propre, dans les lettres haïtiennes comme on dit. Les blancs aussi avaient fini par le remarquer, ceux qui s’intéressaient à Haïti bien entendu. Ils appréciaient sa personnalité et son œuvre. Pour avoir déclaré « préférer être connu à Port de Paix plutôt qu’à Paris », il n’en fut que grandi à leurs yeux, toujours dans son style propre, d’ours mal léché.
Il aimait les femmes. Fumeur compulsif dans la vie, en amour il était intensif. Une femme l’obsédait vertigineusement, sans que jamais il ne réussisse à se départir de sa timidité pour lui faire directement la cour. Il composait alors des poèmes compensatoires. Ainsi croissaient les recueils et se répandait sa réputation de passionné. Il séduisait d’autres femmes que celles qu’il avait initialement visé, plusieurs à la fois lui tombaient dans les bras au lieu de celle qui, fortement désirée, continuait à se dérober. Il s’en inquiétait au début, puis la situation le satisfaisait jusqu’à en tirer une sensation de plénitude qui venait compense sa nature anxieuse. Pourtant, quelque chose en lui l’avait toujours empêché de vivre à son aise. Quelque chose d’obscur. Une crispation, une nervosité spéciale, une crampe spirituelle au fond, lui révélaient au bout de longues méditations solitaires que sa vocation véritable ne se réalisait ni dans ses écrits ni dans sa vie.
Même les petits cireurs… la phrase le poursuivait au volant de sa voiture, à présent qu’il tentait d’éviter les ornières avant d’intégrer l’embouteillage principal. Il avait justement rendez-vous à l’ambassade, en début de soirée. Il avait quitté très tôt chez lui sachant que la circulation en ville rendait tout rapport entre l’espace et le temps aléatoire. Il bénéficiait en fait de toute la journée, n’étant attendu qu’en fin d’après-midi. Tout à coup il sentit une vibration qui s’intensifiait contre sa cuisse droite. En contrôlant la direction de sa voiture avec la main gauche il fouilla fébrilement sa poche à la recherche de son cellulaire. Un peu débordé il se rangea sur la droite pour répondre. C’était Dérosil. Il avait oublié sur son bureau le dossier bleu, celui qu’il devait emporter pour son rendez-vous. Fallait-il que Dérosil le lui apporte ? Sa première réaction consista en un énervement fulgurant, telle une colique. Pour qui Dérosil le prenait-il ? Pour un marchand de charbon enrichi de la Croix des Bossales ? Pensait-il qu’il allait l’obliger à le rattraper, à pied, sur la route, et lui remettre son dossier ? Le prenait-il pour un esclavagiste, comme cette grosse Libanaise, dont on lui avait raconté l’histoire, qui forçait son garçon de cour à la précéder de cinq cents mètres, en courant, pour l’attendre devant sa barrière au moment où elle déboulait au volant de sa tèt bèf ? Un jour le pauvre garçon avait pété un plomb et quitté la maison de sa patronne à jamais, après avoir chié dans la baignoire que d’habitude il récurait, la peur au ventre. Bien sûr, il ne livra pas le fond de sa pensée à Dérosil. Il lui répondit sèchement de ne pas bouger, ou plutôt de s’apprêter à rouvrir la barrière, qu’il rebrousserait chemin pour récupérer son dossier. Il avait tout son temps.
Son quartier représentait une oasis de silence et de verdure dans la ville poussiéreuse, surchauffée, saturée d’hommes et de voitures. Si l’endroit ne supportait pas pour autant la comparaison avec les paradis aristocratiques de Kenscoff et de Montagne Noire, il aurait pu témoigner, soigneusement filmé, qu’en Haïti, à Port-au-Prince, des gens vivaient normalement, plutôt bien, du moins pas plus mal qu’ailleurs dans la Caraïbe et en Amérique latine. De ce témoignage de normalité, Ferdinand n’en voulait pas. Il le gênait profondément. Cette normalité n’avait rien de normal, bien plus, c’est d’elle qu’il déduisait l’absolue anormalité du pays. Il ne différait pas en cela de ses confrères, amis ou ennemis. Ils avaient acquis l’habitude de traquer « l’aliénation » - expression de tout ce qui était nuisible à l’image qu’il se faisaient de leur pays – partout : dans la joie débordante des festivités carnavalesques, dans le sourire d’un paysan, le déhanchement d’une petite marchande, la musique populaire, une blague échangée entre deux flâneurs. Ferdinand haïssait tout particulièrement le compas direct. « La plus grande malédiction d’Haïti », se plaisait-il à dire. Que l’on se trémoussât sur Tabou Combo, que l’on se laissât porté par un solo de saxophone de Loubert Chancy, lui paraissait presque aussi criminel qu’une faiblesse envers la clique présidentielle. Son idéal musical se trouvait du côté du Saint-Germain des Près des années soixante, parfois en traduction créole. En bon francophone, la langue l’obsédait. Il avait fait de l’académisme une arme de la contestation. La pesanteur de son existence se trouvait dans la normalité de sa vie quotidienne. Pour les besoins de sa création, ses brefs romans nerveux et apocalyptiques, il sentait le besoin de l’oublier. Il avait fait du désastre un genre littéraire et c’est ainsi qu’il se signalait dans les pages culturelles des journaux. Ses articles, ses essais, ses témoignages se devaient illustrer une réalité fiévreuse, sur le fil du rasoir, en harmonie avec son regard inquiet et les sonorités rauques de sa voix. L’unité de l’âme et du corps.
Il se retrouva devant la barrière verte de sa maison. Il s’y retrouva alors qu’il venait juste de la quitter, mais il ressentait l’étrange sensation d’y être pour la première fois. Comme s’il n’était pas sorti de chez lui à peine un quart d’heure plus tôt mais qu’il rentrait d’ailleurs, où il aurait passé la nuit. D’où ? Il n’en avait aucune idée. Il klaxonna deux fois, brièvement, paresseusement et il aperçut la tête de Dérosil dans l’entrebâillement de la barrière, qui la poussait, posément, d’un pas lent et résolu, pour lui permettre de rentrer dans la cour. Il descendit vite, ne coupa pas le moteur et allait monter dans son bureau mais Dérosil l’appela. Ce n’était pas la peine, il avait le dossier avec lui, il savait qu’il était rentré pour ça. Ferdinand prit le dossier d’entre les mains de son domestique, sidéré. Il le remercia en souriant, furtivement, et quitta à nouveau sa cour, observant dans le rétroviseur Dérosil en train de refermer la barrière. Le dossier bleu se trouvait sur le siège vide, à ses côtés, à la place du mort. Pourquoi Dérosil l’avait-il rappelé ? Pourquoi était-il si pressé de lui remettre le dossier ? Savait-il ce qui se trouvait dans le dossier pour l’ambassade ? S’il l’avait su, le lui aurait-il remis si promptement, consciencieusement ? Ne l’aurait-il pas plutôt égaré ? Peut-être détruit ? Il n’avait aucun intérêt, compte tenu de ses convictions politiques, que ce dossier se retrouve entre les mains du conseiller de l’ambassade. Il l’a peut-être ouvert ? Il en a peut-être retiré quelques pièces ? Ferdinand savait pertinemment qu’il se faisait du souci pour rien. Bien sûr que Dérosil connaissait le contenu du dossier. Il lui en avait lui-même parlé, ou en avait parlé à d’autres devant lui. Bien sûr que Dérosil n’y avait jamais touché. Il n’avait même pas du lui concéder la moindre importance, tel qu’il se donnait à voir, exposé au milieu du bureau, un dossier parmi d’autres. Ferdinand y jeta un coup d’œil rapide puis alluma une cigarette en ralentissant sa conduite car il avait tout son temps.
Il eut subitement envie d’aller rendre visite à Maryse.
Ce fut autour d’elle, pendant sa période new-yorkaise, que s’était cristallisé son premier recueil poétique. Ils s’étaient aimés puis avaient vécu loin l’un de l’autre pendant très longtemps, pour finir par se marier, chacun de son côté. Depuis le retour de Maryse en Haïti, veuve fortunée et active, ils avaient repris une relation amicale où la nostalgie avait cédé progressivement devant l’ironie et la tendresse intemporelle.
Mon Socrate, l’appelait-elle et lui de lui rendre la pareille en la surnommant Diotima. Ni l’un ni l’autre ne se souvenait des circonstances précises de leur première rencontre. Rien de précis n’arrivait à l’époque. Les intellectuels de la diaspora, passaient des soirées, des nuits, parfois des journées entières à se disputer sur des sujets aussi prometteurs pour l’avenir haïtien que : la révolution formelle doit-elle précéder ou suivre la révolution politique ? – peut-on construire une sémiotique du monde rural haïtien ? – Dézafi de Franketienne : catalyseur ou dissolvant de la mobilisation populaire ? – peut-on déconstruire la question de couleur en Haïti sur un mode derridien ? ou bien « Lire le Capital, lire Haïti, Althusser et la Caraïbe ». Leurs colloques se tenaient dans de petits salons bondés, enfumés, aux tables basses couvertes de bouteilles de rhum et de bière, de longs corps de mâles barbus, certains grisonnants, affalés dans des canapés ou sur le sol, pendant que leurs femmes, leurs sœurs, leurs mères, leurs amantes, s’affairaient aux cuisines. Des comités, des associations, des partis, apparaissaient et disparaissaient, continuellement. On rédigeait des articles, des programmes, des manifestes, des proclamations, des synthèses, on refondait, on découpait, on évaluait et on réévaluait, on déconstruisait énormément. On s’excommuniait souvent et on se réconciliait aussitôt, tout en gardant, enfoui, dans les tréfonds de l’âme, le souvenir de la querelle : sèl kouto konnin sa ki nan kè yanm. Un seul objectif réunissait toutes les bonnes volontés, au-delà des désaccords de forme et de fond : la traque incessante, impitoyable, intense, de l’aliénation. Que l’aliénation disparaisse et Haïti sera sauvée, enfin l’histoire pourra commencer. Tout cela demeurait à un haut niveau d’abstraction. Que l’on se souciât d’autres choses que d’idées et de principes, aurait constitué un compromis par trop insupportable, on aurait irrémédiablement dérogé et perdu toute prétention à la désaliénation, mère de toutes les vertus. On se tenait à l’écart des solutions pratiques, des questions dont la réponse aurait réclamé un quelconque savoir-faire.
Maryse fréquentait ces soirées enfiévrées et peu dansantes, mais elle y avait su s’y donner une place à part. Elle n’avait pas encore fait son riche mariage, elle n’avait pas encore échappé à l’inconfortable besoin de se trouver un moyen de subsistance mais elle se distinguait néanmoins par une meilleure situation sociale de l’ensemble de la diaspora intellectuelle de New York. C’était sa façon d’être. Le souci de son apparence, son goût pour les distractions simples et peu savantes, son hédonisme sans fard, le fait qu’elle eut aussi d’autres fréquentations, dans un ailleurs que personne du cercle des révolutionnaires en chambre n’aurait vraiment su définir, au point que certains se mirent à s’imaginer de douteuses, voire de malsaines relations (politiquement bien sûr), certainement sa beauté, lui avaient conféré une aura, suffisamment sulfureuse pour en faire la plus désirable des femmes. Parmi ceux qui la désiraient, Ferdinand se montra le plus assidu et sut éveiller en elle un désir équivalent par son art consommé de la montée aux extrêmes. Maryse aima Ferdinand plus que ce que celui-ci aurait pu l’imaginer. Ce fut l’une des rares fois où son pessimisme sentimental ait été mis en échec. C’est pour elle qu’il devint poète.
Il n’avait jamais su si ça avait eu la moindre importance dans l’histoire passionnée de leur liaison. Discrète dans l’expression de ses pensées, Maryse ne s’abandonnait pas facilement aux « discussions littéraires ». Le recueil, dont le titre, composé à partir d’une anagramme du nom Maryse, apparut aux yeux de certains critiques, attentifs à l’évolution de la littérature haïtienne, comme un tournant décisif dans l’histoire de celle-ci. Au-delà de ce malentendu initial, la relation amoureuse avec Maryse et sa carrière littéraire suivirent des évolutions parallèles et il ne fut plus jamais question de poésie entre eux.
En s’appuyant sur la réputation acquise par les poèmes de Ferdinand, un groupe haïtien de Paris, bien en vue dans certaines maisons d’éditions, eut même l’intention de publier une anthologie « d’écrits francophones de New York ». La tentative échoua. Malgré Paris, la réputation de Ferdinand s’accrut et le microcosme intellectuel de la diaspora, ses papes et ses hérétiques, y trouvèrent le prétexte d’âpres affrontements théoriques. Ferdinand lui-même, à travers deux ou trois astucieuses critiques littéraires, au contenu acerbe, s’assura un pré carré et une ébauche de pouvoir, une baronnie dans l’empire des lettres. Ses aînés, les grands barbus sociologues, ne manquèrent pas une occasion de lui manifester leur satisfaction.
Maryse, de son côté, l’initiait à la légèreté. De ce côté là il n’eut jamais d’autre expérience. Elle lui apprit les charmes de la neige à Central Park, le plaisir de la flânerie et de la paresse. Elle n’avait d’ambition d’aucune sorte. C’est par pur plaisir qu’elle achevait un doctorat en philosophie à la City University et sans scrupule aucun, dégotait de l’argent en jouant les intermédiaires dans des transactions autour d’œuvres d’art. Elle accomplit pourtant, dans des circonstances périlleuses, quelques opérations en Haïti qui auraient pu lui valoir un traitement spécial à Fort-Dimanche. Elle eut la chance de ne pas être fichée par les services du Palais national et, en l’absence de toute conviction idéologique, de bénéficier d’un sens pratique remarquable. Ferdinand avait été le seul à partager les secrets de ses opérations. A part cela, ils s’aimaient et ils vivaient, aurait pu dire un chroniqueur pressé des années d’apprentissage de l’écrivain. Ce ne fut que bien plus tard, alors que naturellement, la passion physique qu’ils éprouvaient s’estompait, que Ferdinand eut acquis suffisamment d’assurance pour s’intéresser aux non-haïtiennes, ces Blanches mythiques quelle qu’en fût la couleur et que Maryse connut son futur mari, l’homme riche qui allait la soustraire pour toujours à l’empire de la nécessité. D’amants ils devinrent, non sans difficultés, amis. Toujours dans une même absence de complaisance comme au commencement de leur histoire. Au fond ils poursuivaient leurs querelles d’amoureux sans qu’il fût encore question d’amour.
En s’engageant sur la route de Kenskoff Ferdinand ne pensait pas à tout cela. Il avait ressenti le besoin de voir Maryse sans que leur passé commun y fût pour quelque chose. Il avait, simplement, l’intuition que seule Maryse pouvait lui expliquer la signification de la phrase qui n’arrivait pas à quitter son esprit : Même les petits ….
La circulation lui paraissait étonnement fluide en direction de Pétionville. La fin de matinée lumineuse, détachait les choses et les gens sur un fond net, coloré, vivace, où les lettres des enseignes, « Meubles chez Jenny », « Borlette Abdallah », « Ici Cullighan », « Salon, Beauty Black Hair », marquaient les étapes d’une anabase. Les femmes qui portaient leurs bassines sur la tête, les piétons qui avançaient en enjambant des marchandises diverses à même le sol, le spectacle familier de la route de Delmas parut soudainement à Ferdinand appartenir à un univers insolite, au décor d’un film un peu kitch de science-fiction. Une science-fiction à petit budget.
Je suis chez moi, je suis chez moi… devait-il se répéter au volant de sa voiture, pour se maintenir dans la réalité du pays. Le temps qu’il avait passé, enfermé chez lui, à préparer le dossier pour l’ambassade, à donner et à recevoir des coups de téléphone sur son cellulaire – il était persuadé que sa ligne fixe, au fonctionnement par ailleurs erratique, se trouvait sur écoute permanente dans le bureau du Président – à accueillir amis et amis d’amis afin de constituer par leurs témoignages un puzzle complet des exactions du régime, à polir les arguments les plus inébranlables au service de l’action nécessaire, l’avait davantage éloigné d’Haïti que deux mois de résidence d’écriture dans le Wisconsin ou une semaine à la foire du livre de Francfort. Il avait passé quinze jours avec l’histoire, la géographie, l’économie, la politique de son pays mais loin du pays lui-même, de ce monde trompeur, d’odeurs, de bruits et de mouvements. Il avait oublié que la rue pouvait encore être aussi calme, que les hommes pouvaient se mouvoir aussi sereinement au milieu de ce désordre. Les mots avec lesquels il s’était battu sept jours durant, avec lesquels il avait vécu – insécurité, anarcho-populisme, forfaiture, dégénérescence, dictature, nihilisme, citoyenneté (en faillite), prédateurs, faux-semblants – l’empêchaient, ici et maintenant, à retrouver le pays natal, son univers depuis presque cinquante ans, qu’il avait emporté avec lui dans tous les lieux où il avait séjourné.
« Poésie du désastre », avait-on écrit au sujet de son œuvre et les plus acharnés de ses adversaires avaient toujours salué son talent à « rendre » la rue haïtienne. Depuis qu’il s’était lancé dans l’action politique, bien avant l’avènement de son ennemi principal à la présidence, dans une nuée de myrrhe et d’encens, depuis qu’il avait soutenu la brève et infortunée aventure de son ancien professeur préféré, il n’avait jamais songé se détacher d’aucun des paysages familiers de son imagination. Au contraire l’action lui apparaissait comme une poursuite de la littérature par d’autres moyens. Et comme c’était essentiellement en écrivant qu’il agissait, il n’avait même pas l’impression de changer d’occupation. Sa réputation avait été bâtie, sur « l’ancrage sans concessions » - ainsi écrivait-on à son sujet - de son œuvre dans la réalité la plus prosaïque du quotidien haïtien. Il n’aurait pas aimé être traité d’écrivain réaliste, à cause du caractère désuet d’une telle qualification, mais à tout prendre il s’y serait résigné, pourvu d’être distingué de ses plus célèbres prédécesseurs et contemporains, toujours à flirter avec le magique, le fantastique et le merveilleux. Ses engagements politiques suivaient la même voie : peu d’équilibrisme idéologique, beaucoup de morale. Dans un de ses essais il avait soutenu que la clé de l’incivisme haïtien se trouvait dans le mépris de ses concitoyens pour le code de la route. Et la circulation automobile avait prit une telle ampleur dans sa démonstration, la métaphore avait enflé dans de telles proportions que l’on ne savait plus s’il s’agissait d’un essai sur « le nouveau contrat social » ou d’un document du Ministère des transports. Que quelques amis proches aient douté de la pertinence de son exemple, que l’un d’entre eux se soit permis d’ironiser : Avant le code faudrait-il encore des routes, qu’un autre lui ait rétorqué que si seuls les automobilistes manquaient de civisme, la question ne devait pas être bien grave, car la plupart des Haïtiens ne s’étaient jamais retrouvés derrière un volant de leur vie, l’avait rempli d’amertume. Ce n’était pas son orgueil, il le réservait à d’autres aspects de son existence, qui en souffrait mais sa fibre éthique. Doutait-on de sa bonne foi ? Le soupçonnait-on d’histrionisme ?
Sa paisible montée vers Pétionville, sur une route où rien ne se passait, ni de civique ni d’incivique, où les gens vivaient, riaient, mangeaient et se mêlaient les uns aux autres, sans grand rapport avec les mots qu’il n’avait cessé d’enchaîner pendant sa retraite de quinze jours, lui montait à la gorge et l’asphyxiait. A l’inverse d’un poisson qui, par accident hors du bocal, étouffe en palpitant sur la table, c’est dans l’aquarium de sa voiture qu’il n’arrivait plus à respirer tandis que le spectacle de la rue lui donnait l’impression d’une hallucination. Il aurait voulu se garer et descendre, il cherchait un prétexte, il songea à s’acheter des cigarettes mais la boîte à gants débordait de paquets pleins. S’arrêter quelques minutes aurait été une solution mais ce n’était pas dans l’ordre des choses. Cette route n’était pas réelle, tout ce qu’il voyait faisait partie d’une mise en scène, il était lui-même mis en scène.
Une fois engagé sur la route de Kenscoff, dans une montée raide et étroite, Ferdinand se retrouva derrière un gros camion. Il dut ralentir pour se maintenir à distance et éviter les coulées de sable sur son capot. Il roulait au pas. Le derrière du monstre qui lui bouchait la perspective se composait d’un assemblement hétéroclite de bois, de métal rouillé et de caoutchouc. Des tiges, des ressorts, des pistons délabrés, des cordes aux nœuds aux cœurs desquels on aurait découvert sans doute d’autres nœuds, supportaient une montagne de sable recouverte d’une bâche noire, crevée de tous côtes. Par les trous ruisselait le sable et chaque mince filon menaçait de se transformer subitement en avalanche. Ferdinand fixa les roues – la gauche branlait sérieusement – les pneus lisses révélant l’armature. Il eut une illumination.
Si ce truc cède, s’il s’affaisse, si ses freins lâchent, et tout être raisonnable pourrait difficilement envisager une autre suite au spectacle que j’ai sous les yeux, je crève écrabouillé par dix tonnes de ferraille et noyé dans une mer de sable. Je suis à deux mètres et peut-être même pas cinq minutes de la mort.
Il comprit subitement. Depuis ses premières impressions sur la route de Delmas il aurait dû comprendre. Ce sentiment d’étrangeté, cet éloignement de la réalité familière, cette ambiance paisible, cotonneuse. L’engourdissement qui l’avait saisi pour ne plus le lâcher jusqu’à ce qu’il se retrouve derrière le camion à sable. Un piège. Il aurait dû rebrousser chemin, renoncer à se rendre chez Maryse. Lui demander de venir chez lui. Qu’avait-il de si important à lui dire ? De quoi devaient-ils parler ? Le camion ahanait devant lui, expulsant une fumée noire en crépitant. Ils lui avaient tendu un piège. Il eut envie de rire. On l’avait si souvent moqué pour sa paranoïa. Ses exagérations. On l’avait traité d’obsédé, de monomaniaque. Ils n’avaient rien compris aux monstres qui s’étaient emparés du pays. Le Président avait décidé de le faire tuer sur la route de Kenscoff. Quoi de plus simple qu’un accident pour maquiller l’assassinat. Un accident dont tout le monde aurait compris le sens. La mer de sable. Ce type avait tué ses propres partisans quand ça l’arrangeait. Parfois sans motif. Pour le plaisir. Le goût du rituel. Depuis qu’il avait fait effraction dans l’histoire du pays, le Président ne s’était occupé que de mise en scène. Duvalier avait été un enfant, un novice. Celui-là savait s’y prendre. Une mise en scène après l’autre. Mise en scène du peuple, de la religion, de la pauvreté, de la richesse, des blancs, des bidonvilles, de sa propre souffrance, des coups d’Etat pour finir avec ces mises en scènes macabres, auxquelles personne ne voulait croire. Il réagissait comme aucun autre président de l’histoire du pays n’avait réagi avant lui. Il était unique, un monstre.
On prétendait que ses partisans, ses chimères, attaquaient ses opposants avec des seringues remplies de sang contaminé au sida. Même les blancs en avaient parlé. Une image envahit son esprit. Une bande de chimères en train de remplir des seringues dans un bassin plein de sang. Comme font les enfants à la plage avec leurs pistolets à eau. Ses actes étaient aussi aberrants que ses discours. Il leur avait dit des dizaines de fois qu’aucune négociation, aucun compromis, aucune faiblesse n’étaient possibles. Il en avait parlé à la radio, à la télé, dans les journaux dans des réunions et des manifestations, en Haïti, aux Etats-Unis, en Europe. Partout. Depuis trois ans il ne cessait de parler. Ses amis avaient prétendu que son imagination lui jouait des tours. L’écrivain l’emportait sur le politique. Ils prouvaient qu’ils ne connaissaient pas sa littérature. Il s’était toujours gardé des délires de l’imagination. Un mot de sa jeunesse lui revint, un mot oublié, enterré avec sa vie de New York, son adolescence tardive. Aliénés. Ils étaient tous aliénés. Le départ ou la mort. Tout Haïtien vivrait dans une situation de sursis tant que ce type se trouverait au Palais national.
Le camion semblait avoir ralenti. Ferdinand le suivait toujours. Faire demi-tour lui paraissait impossible. On se serait arrangé pour l’en empêcher. De plus en plus le camion ralentissait. Ferdinand ralentissait aussi, résigné, serein, sachant que son destin allait s’accomplir en accord avec toute son existence. Jamais complaisant. Intransigeant et serein, sans illusions. Le camion s’était arrêté. Un dernier lâcher de fumée noire, un dernier hoquet, un sifflement sourd, puis plus rien, le moteur coupé. Ferdinand avait fermé les yeux, lui aussi avait coupé son moteur et tiré le frein à main. Il pensa soudain au chauffeur. Un camion ne se conduit pas tout seul. Il avait oublié cet aspect du problème. Et si c’était lui le tueur ? On frappait à sa vitre. Par réflexe il ouvrit les yeux d’un seul coup et baissa la vitre. Il avait agi sans réfléchir. On lui tirerait une balle dans la tête. Par l’oreille peut-être.
L’homme avait dépassé la cinquantaine. Ses cheveux gris et sa barbe clairsemée, son tricot sale, ses rides, tout en lui trahissait un état d’usure avancée, l’épuisement. Ce dément recrutait ses tueurs en série dans les asiles de vieux à présent, les gamins des bidonvilles ne lui suffisaient plus. Pas si vieux que ça d’ailleurs, il a l’air à bouts de nerfs. Pris dans ses supputations Ferdinand n’entendit pas les premières paroles de l’homme. L’autre s’en aperçut et posa sa main sur l’épaule de l’écrivain, délicatement, la frôlant à peine, pour attirer son attention. Enfin Ferdinand comprit. Le chauffeur lui disait de ne pas rouler si près, car il avait peur que son engin lâche, on lui avait confié une ruine et le chargement était trop lourd, il n’allait pas loin, il y avait un chantier à deux cents mètres sur la gauche, s’il devait crever qu’au moins il crève tout seul, il n’avait pas envie de provoquer un malheur. Si le monsieur voulait bien, avec tout le respect, se serrer sur la droite, attendre un peu, lui permettre de prendre de l’avance, il allait bientôt tourner et dégager la route, il regrettait beaucoup ce dérangement mais ce n’était pas sa faute, on lui avait confié une bogota, une ruine. Ferdinand, acquiesça. En effet, ç’était plus raisonnable, il aurait dû y penser plus tôt ; il avait été imprudent, on en était tous là, il allait faire cela, de toute manière il n’était pas pressé. Il jeta un coup d’oeil dans le rétroviseur, il n’y avait pas grand monde derrière lui et encore, au loin. Le chauffeur était reparti, le camion se mettait en mouvement laborieusement, et Ferdinand se serra sur la droite en attendant que l’autre s’éloigne.
Maryse l’accueillit avec un sourire radieux. Ils s’embrassèrent comme deux vieux amis et Ferdinand se laissa tomber dans un des grands fauteuils de l’immense véranda, tandis que son hôte appelait la bonne pour qu’elle apporte les boissons fraîches.
- Nous avons du poulet aux noix, je sais que c’est ton plat préféré.
- Je ne veux plus entendre parler de coïncidences aujourd’hui Maryse, je n’avais pas très faim, mais ça me donne envie.
Où donc cette femme puisait-elle l’énergie de son élégance ? Il était entendu que sa fortune la tenait à l’écart des soucis quotidiens que d’autres, moins chanceux, devaient affronter en cette époque malheureuse. Pourtant la vie ne l’avait pas épargnée elle non plus. L’évolution de la maladie de son mari, avait fait progressivement croître en elle la certitude d’une perte irrémédiable et entraîné l’hostilité de sa belle famille au point qu’une fois les questions d’héritage réglées elle quittait New York, la ville des plus belles années de sa vie, définitivement, en se promettant de ne plus jamais y remettre les pieds. Après avoir vécu si longtemps à l’étranger, dans de milieux multiples et variés, celui de ses compatriotes n’en étant qu’un parmi d’autres, elle pouvait légitimement se demander si elle se trouvait toujours chez elle dans son pays natal ou du moins si celui-ci voulait encore d’elle. Habituée à un mode de vie confortable et fonctionnel elle s’intégrait mal à la classe supérieure haïtienne avec ses pathologies qui transformaient l’existence en une sorte de scénario baroque impossible à tourner faute de décors et de figurants. Elle se condamnait donc à une solitude partielle, sans vie mondaine, interrompue de temps à autre par des visites amicales. Elle ne sollicitait la présence de personne mais ne fermait jamais sa porte. Elle avait investi une partie de sa fortune dans une fondation censée susciter des activités économiques dans les zones les plus misérables et elle soutenait également un programme d’aide scolaire. Elle supervisait très sérieusement la vie de sa fondation mais ne se déplaçait pratiquement jamais dans les bidonvilles et les campagnes éloignés où se trouvaient les antennes. Ni l’arrogance, ni la peur, elle avait, durant sa jeunesse, affronté des situations réellement dangereuses dans des groupes clandestins, ne justifiaient son attitude mais une timidité maladive qui lui faisait fuir toute concentration humaine où elle n’arrivait pas à lier des relations strictement personnelles. Yo tengo alma borgesa… plaisantait-elle chaque fois qu’il lui fallait justifier sa nature réservée. Ferdinand avait été séduit par ce sens des distances, il possédait lui aussi, la passion de la solitude. Ce raisonnement, il le ramenait des profondeurs de son esprit chaque fois qu’il avait à évoquer Maryse. Il s’en était servi pour une nouvelle aussi, intitulée justement Alma borgesa, publiée dans une revue de l’immigration, à Montréal.
En entamant son poulet aux noix, il tentait de recomposer le portrait de son amie : Où donc cette femme… Mais la seule émotion qui affleurait était une vague irritation qui l’amena à se concentrer plutôt sur son plat.
Maryse ouvrit les hostilités :
- Alors Ferdinand, toujours dans tes complots ?
- De quoi veux-tu parler ?
- Tu sais bien, cette agitation que tu mènes avec tes amis…
- Tu trouves que l’on a tort ?
- Je ne trouve rien du tout. Je n’ai pas le temps. En dépit des apparences je suis une femme plutôt occupée.
- On ne te voit pas beaucoup en ville.
- Ce n’est pas vraiment la ville qui m’occupe Ferdinand.
- Tu estimes donc qu il ne faudrait rien faire, qu’il faut la boucler et accepter la situation.
- Quelle situation Ferdinand, celle du pays ou celle de tes amis ?
- Mais enfin, il faut s’engager en politique…
-Je suis trop riche pour faire de la politique Ferdinand. Quand j’ai besoin d’argent je vais à la banque.
- Ce n’est pas toi, avec ton passé d’activiste, qui peut parler ainsi.
- Mais je n’ai jamais fait de politique, Ferdinand, tu te trompes… si j’en avais fait je serais restée à New York à écrire des manifestes. Je ne faisais qu’aider des gens, des amis.
Ils ne voulaient pas parler. Ils ne le pouvaient pas. Elle n’avait abordé le sujet des activités politiques de Ferdinand que par une sorte de jeu, sans attendre de réponse. Elle ne voulait ni l’approuver ni le désapprouver. Elle avait horreur des conséquences, des effets des mots sur la réalité. Il se demandait ce qu’il faisait là, sa fourchette à la main devant le poulet aux noix. Il se souvenait d’avoir voulu la voir pour chercher, sinon une approbation du moins un réconfort, le souvenir d’un regard familier sur les actes de sa vie. Il porta un morceau de poulet à sa bouche en se sentant déjà ailleurs, il ne savait où. Pour être monté jusqu’à Maryse il lui semblait avoir déjà fait le tour de la ville. Il ne disait plus rien et mangeait, tranquillement, loin de ses habitudes de précipitation. Il avait découvert soudainement, la raison de sa visite. Il avait faim, voilà, il avait eu faim et lorsqu’on a faim, on se rend chez des amis. Sur ce point il avait menti à Maryse, c’est pour son poulet aux noix qu’il était là et pour rien d’autre. De son côté, Maryse n’avait rien contre le silence. Elle l’entretenait volontiers, le temps que, appliqué, absorbé par sa tache, Ferdinand eut fini son poulet aux noix.
La bonne desservit et Maryse lui demanda d’aller préparer du café. Ferdinand se souvint subitement qu’une raison précise l’avait conduit chez son amie. Il hésitait de lui en parler, après ses remarques acerbes sur ses activités subversives, mais alors qu’elle l’avait quitté pendant son trajet l’obsession de la phrase mystérieuse le reprit. Il n’aurait plus jamais pu proférer la moindre parole s’il n’avait d’abord évoqué la question.
- Maryse, c’est drôle, mais en dehors du plaisir de te voir, augmenté par la belle surprise de mon plat préféré, je suis monté jusqu’à chez toi pour une question idiote. Tu sais, parfois il arrive, qu’une phrase vous vienne à l’esprit, comme ça, sans raison, et qu’elle ne vous quitte plus. Si tu étais écrivain tu comprendrais cela facilement…
- Mais je comprends assez facilement, continue.
- Eh bien voilà, ce matin, au moment où je disais au revoir à Dérosil, une phrase s’est formée dans ma tête et depuis elle ne me quitte plus, une phrase saugrenue.
- Vas-y donne moi ta phrase.
- Même les petits cireurs de chaussures près du Holiday Inn sont au courant des manigances de l’ambassade.
Maryse se figea. Elle appela la bonne, qui d’ailleurs arrivait avec le café.
- Dis-moi, chérie, qu’est-ce que je t’ai dit ce matin, lorsque tu m’as apporté le café, répète ma phrase.
- Mèm ti moun yo, k-ap ciré souliè devan Holiday Inn nan, konnin tout magouy ki fèt nan ambasad-la.
- Mèci cherie, kitè kafè-a sou tab-la, ou mèt alè.
- Tu as dit cette phrase là en créole ?
- Oui. Qu’est-ce que ça change ?
- Rien. Pourquoi as-tu dit cette phrase ?
- Elle m’est venue à l’esprit comme ça, je ne sais pas comment.
- En français ou en créole ?
- Je l’ai dite en créole mais je l’ai peut-être pensée en français, ou peut-être pas. Où veux-tu en venir ?
- Ne trouves-tu pas étrange, qu’au même moment que moi tu aies pensé la même chose ?
- Ce sont les mystères de l’amour chéri.
- Sois sérieuse Maryse. Je trouve cela plus qu’étrange.
- Oh pardon, mais je te signale, et l’écrivain que tu es aurait pu y penser tout seul, que nous n’avons pas pensé la même chose mais dit la même chose, ce qui n’est pas pareil.
- Bon d’accord, en général, nous avons l’habitude de nous parler en créole ou en français ?
- Les deux mon capitaine.
- Et cette phrase, elle a trotté dans ta tête toute la matinée.
- Franchement j’avais tellement de problèmes à régler ce matin que je ne pourrais pas te dire ce qui m’a trotté dans la tête ou pas.
- On dirait que tu trouves cela très naturel.
- Ni naturel ni pas naturel, je trouve cela… amusant.
- Lequel d’entre nous, à ton avis, a pensé le premier à cette phrase.
- Mais comment veux-tu que je sache Ferdinand ? Nous ne sommes pas mariés. Depuis toutes ces années, je suppose que tu t’en es rendu compte.
- Toi et tes blagues.
Maryse et ses blagues…
Il fulminait au volant de sa voiture, en cherchant à la fois à contrôler sa direction et à allumer une cigarette. Il redescendait vers la ville, insatisfait, nerveux, mais au moins rassasié, en retrouvant une petite partie de son sens de l’humour. Etait-ce son destin de se faire décevoir par tous ceux qui avaient compté dans sa vie. Comment Maryse pouvait-elle se montrer si légère, si complaisante avec l’air du temps. Au moment de leur échange, elle était allée jusqu’à trouver « compétent » et « très courtois aussi » un conseiller de la présidence. Sa condition de rentière la rendait aveugle. Il n’aurait jamais eu une telle idée auparavant. Il avait toujours répugné à ne prêter aux gens que des pensées conformes à leur position sociale. C’est peut-être cela, plus qu’un raisonnement clair et distinct qui l’avait protégé des pires échauffements idéologiques dans le passé. Et voilà qu’à présent lui-même se laissait aller à de telles considérations. Pourtant Maryse avait marqué de la surprise en entendant la phrase. Elle s’en était peut-être émue et ne voulait pas le montrer. A force de toujours jouer l’indifférente elle avait acquis une seconde nature. Comment pouvait-elle passer à côté d’une telle coïncidence ? Par ailleurs, si l’un des deux avait dû céder à la superstition, ç’aurait été forcément elle. Elle avait toujours cultivé des croyances étranges. Quand ils vivaient ensemble à New York, sa manie des associations arbitraires, des prémonitions et de visions attirait inévitablement ses sarcasmes. Il les qualifiait de « folklorismes ». Ils en faisaient le sujet de controverses infinies. Maryse tenait à son irrationalisme comme à la prunelle de ses yeux et Ferdinand n’était absolument pas disposé à passer un tel caprice à sa compagne. Bien entendu les discussions débordaient vers des soliloques de Ferdinand sur l’incorrigible haïtiannerie de ses compatriotes et leur impossibilité à adopter le sens commun comme règle de conduite. De personnel, le problème était devenu littéraire pour finir politique. Et à présent, alors que la superstition de Maryse, même légère, aurait pu un tant soit peu le consoler, elle lui faisait défaut. Cette femme refusait de comprendre à quel point, parfois, les atavismes sont utiles à la vie publique.
Il se concentra sur sa conduite, devenue tout à coup plus périlleuse, pour s’empêcher de penser à ses déboires. La phrase, en français et en créole, lui revint à l’esprit. Il s’aperçut qu’il n’avait jusqu’ici jamais tenté de se l’expliquer. Peut-être qu’elle lui avait paru d’une limpidité telle que toute explication serait passée pour superflue. Elle n’était au fond pas difficile à comprendre cette phrase : tout le monde savait que derrière les murs de la grande ambassade pas loin du Holiday Inn, on ne cessait de discuter de la situation du pays. Les ennemis et les partisans du régime passaient leur temps à se traiter les uns les autres d’agents de l’étranger, il était tout à fait naturel que les étrangers commencent à s’intéresser à leurs affaires. Si Ferdinand avait rendez-vous à l’ambassade c’était bien parce que l’ambassade ne se montrait pas indifférente aux activités qu’il menait avec ses amis et que nul ne pouvait qualifier de « magouilles » dans la mesure où elles étaient parfaitement publiques et qu’elles visaient un objectif clair, renverser le régime. Lui-même, Ferdinand, n’avait jamais caché à personne son désir suprême : voir le Président déguerpir du Palais national. Mais toute spéculation sur le sujet s’avérait stérile dans la mesure où il n’était pas question dans cette maudite phrase des « magouilles » de Ferdinand et de ses amis, il se serait tranché l’index plutôt que d’accepter qu’on les traitât ainsi, mais de celles de l’ambassade, et il ne s’agissait pas non plus de « tout le monde » mais des « petits… ». Par conséquent c’était dans les termes précis qui constituaient la phrase qu’il s’agissait de trouver un sens, s’il y en avait eu un, et non pas dans des interprétations et des extrapolations. Il décida donc de se rendre près du Holiday Inn et de réfléchir à son problème, « sur le lieu du crime » pour ainsi dire.
A son grand étonnement il trouva facilement une place dans une rue qui débouchait sur le Champ de Mars. Il régla tous les systèmes de sécurité dont sa voiture était pourvue. Il regarda à droite et à gauche en verrouillant sa portière, il vérifia qu’elle était fermée et se rendit devant le grand hôtel. Les cireurs de chaussures s’y trouvaient bien.
Pas si petits se dit-il, surpris. Maryse aussi, avec ses ti moun, s’était trompée. Des adultes affairés autour de rares clients, cérémonieux, lustrant les chaussures à la manière d’un prêtre qui accomplit un rite particulièrement délicat. Des enfants s’y trouvaient bien, aussi, les petits mendiants du coin, qui de temps en temps faisaient semblant de se rendre utiles, mais que même le touriste le plus distrait n’aurait pu confondre avec des cireurs de chaussures. Certains peut-être, pour plaisanter, ou bien pour soustraire quelques gourdes à un passant, tentaient d’offrir leurs services de cireurs en imitant les gestes du métier. Les vrais cireurs veillaient au grain, ne manquaient jamais de chasser les importuns et de proposer leurs services qualifiés. Il s’agissait bien, d’une qualification.
A partir du moment où le contact avec le client se nouait, où celui-ci acceptait le service qu’on lui proposait, des techniques s’enchaînaient, des savoir-faire précis, de l’installation sur la chaise haute à l’encaissement de la somme due. Les cireurs étaient des hommes de métier, par conséquent des êtres raisonnables, aussi capables que lui, Ferdinand, de se rendre compte de ce qui se tramait derrière les murs d’une ambassade, s’ils avaient eu accès aux faits et si, en l’absence d’une connaissance suffisante du français, on leur avait traduit en créole les documents et les conversations. Au fond ils auraient pu juger du caractère de « manigance » - Ferdinand s’aperçut que le familier « magouille », également possible en créole, avait chassé le précieux « manigance » de la formulation initiale de la phrase – de tout événement sur lequel ils auraient reçu les lumières nécessaires. De l’endroit où il se tenait, sur le trottoir, il évaluait la scène, où se mêlaient les enfants mendiants, les cireurs de chaussures et les clients potentiels, comme une chorégraphie minutieuse, proche des performances de Martha Graham. Il se rendit compte qu’il avait concentré toute son attention sur les seuls cireurs de chaussures, qui ne constituaient qu’une facette de la question et il eut l’intuition que par là il n’obtenait qu’une solution tronquée à son problème. Il constata encore, qui si, en effet le ballet du cirage ne manquait pas d’intérêt il ne représentait qu’une infinitésimale partie des activités qui se déroulaient sur cette vaste Place du Champ de Mars. Enfin, il se sentit idiot à demeurer là, sur le trottoir et enchaîner des raisonnements qui n’avaient pas de sens. Au fond, je ne fais que mon travail d’écrivain. se rassura-t-il. Il se rappela opportunément qu’il s’agissait d’un travail que l’on pouvait aussi bien faire assis et il décida d’aller prendre un café au bar du Holiday Inn.
Comme à chaque fois qu’il devait franchir un seuil il sentit une légère angoisse, une appréhension dont il ne pouvait s’expliquer la cause. Avant, lorsqu’on entrait quelque part c’était sous le signe d’une promesse, à présent on ressent de la crainte. Il se souvint d’une citation du Talmud, en exergue d’un livre lu jadis dont il avait oublié le contenu : « Trois choses arrivent sans que nous y prenions garde : le Messie, un objet trouvé et le scorpion. » Il se représenta soudain l’idée, que pour sa part, il n’avait plus rien à attendre. De ses amis et de ses ennemis ne subsistaient que des phrases, des mots, des sons. Il se battait contre des mots, le nez collé à un présent qui paraissait s’éterniser.
Ferdinand s’installa sous la tonnelle que l’on avait aménagée en bar au bord de la piscine. Auparavant il s’était rendu aux toilettes et s’était étonné de la propreté des lieux. Nous nous contentons de petits miracles. Il avait traversé la grande entrée, sombre, désuète, avec ses pendules au-dessus de la réception réglées d’après plusieurs fuseaux horaires. Les hommes du personnel, en uniforme bleu et blanc, compassés. A chacun a été dévolue une tâche qu’il a transformé en tyrannie microscopique, martyrisant le plus proche de ses subordonnés, très discrètement, silencieusement, et rendant tout fonctionnement harmonieux de l’ensemble impossible. On raconte que de tous les nègres nous sommes les premiers à nous être libérés de l’esclavage. Peut-être. Et alors ? L’esclavage nous l’avons bien soigneusement gardé en nous. Dans le sang de nos veines, dans la moelle de nos os. Nous l’avons rendu plus subtil encore, plus pervers, insinuant. Nous en avons fait une chose intime, une seconde peau. Je suis ton esclave intime. Tu es mon esclave intime. Et ainsi de suite…Nous avons multiplié les intimités et les esclavages. Nous sommes forts toute de même. Au fond, c’est nous qui l’avons inventé, l’esclavage. Les autres en parlent, nous le vivons.
Par ailleurs personne n’en subissait les conséquences, le client s’étant fait rare. Les ordonnateurs fatigués d’une cérémonie que les spectateurs ont fuie depuis longtemps. Ils se mettent en scène entre eux. Tout est faux, même le nom. Cet hôtel ne devrait pas plus s’appeler Holiday Inn que les dollars haïtiens des dollars. Le comble est que nous prenons ces questions au sérieux, nous nous y attardons, nous leur consacrons de savantes réflexions, nous nous en inspirons.
Il se souvint de son séjour dans un département français d’Amérique, lors d’un salon du livre consacré à la littérature caribéenne. S’y était rassemblée la fine fleur de la littérature haïtienne, de tous les coins de la terre. L’accueil des organisateurs, les conditions de logement, le public, la nourriture même, avaient fait l’objet des commentaires, le plus souvent sarcastiques, de la petite communauté littéraire. Ils ne s’aimaient pas toujours les uns les autres mais s’entendaient à merveille dès qu’il s’agissait d’affirmer leur supériorité collective, ou plutôt l’infériorité de ceux qui ne constituaient pas leur cercle de premiers écrivains noirs du Nouveau Monde. Jamais autant d’égocentriques n’avaient autant dit nous.
Un tel qui lors d’une interview à une radio culturelle française avait décrit ses conditions de vie à Port-au-Prince comme proches de celles d’un habitant du bidonville de Cité Soleil (et n’avait pas manqué d’être cru par ses interlocuteurs) ironisait sur le ronronnement un peu excessif de la climatisation de sa chambre d’hôtel. Avait-on idée d’un pareil sous-développement ? Mirages de la colonisation française : derrière la belle façade, les climatisations fuient. Ils ne concédaient à descendre des sommets de la création artistique que pour parler plomberie. Plusieurs offenses leur avaient été infligées au cours de leur séjour. On ne cessait lors des débats publics de les interroger sur la violence, la corruption et la misère qui régnaient dans leur pays. Avait-on idée d’une pareille faute de goût ? N’étaient-ils pas là pour parler de leurs œuvres ? Certes traitant de violence de misère et de corruption, mais avant tout des œuvres. Si on avait invité un écrivain nord-américain (on en avait invité un mais le prix demandé par son agent pour sa participation au salon du livre s’avéra décourageant) ayant écrit un roman sur l’assassinat de Kennedy ou sur le meurtre de sa mère, lui aurait-on fait l’affront de l’interroger sur Kennedy ou sur sa mère ? On lui aurait certainement demandé de parler de son œuvre. Quelle aliénation !
La gifle suprême s’abattit le jour où les bibliothécaires et des enseignantes qui depuis deux mois avaient mis toute leur énergie et leurs ressources - maris, enfants et voitures compris, au service de la littérature, pensèrent bien faire en conviant des associations haïtiennes à célébrer leurs compatriotes. Quel ennui ! Ces blancs ne savaient-ils pas que les écrivains n’ont pas de patrie ? Et n’avaient-ils pas écrit mille fois que le grand drame haïtien, en dehors de la misère de la corruption et de la violence bien sûr, s’expliquait par l’absence de lecteurs. Nous n’écrivons pour personne… proclamaient-ils devant des salles pleines. Les souvenirs affleuraient, les uns après les autres plutôt flous, mous, ouateux.
Il avait trop sucré son café et ne voulait plus le boire. Il en commanda un autre. Je suis de ceux qui peuvent commander deux cafés de suite dans un bar haïtien. Je suis regardé à partir de ce geste. Le garçon, m’a classé dans la catégorie des privilégiés capable de renouveler une commande. Tout le monde classe tout le monde dans ce pays. D’ailleurs le mot classe explique tout pour nous. Nous avons même inventé des classes qui n’existent nulle part ailleurs. Des docteurs en classification nous sommes, des docteurs illettrés en classification…
Qu avait il fait du dossier bleu ? Il avait passé la journée à en prendre soin, à lui faire traverser Port-au-Prince dans les meilleures conditions possibles sans compter le temps et la peine dépensés à le constituer, minutieusement, rigoureusement, feuille après feuille, en classant les documents en pesant chaque note, en révisant chaque chiffre, en vérifiant chaque information – il savait bien qu’il n’avait eu recours qu’à des récits de seconde main cent fois remaniés mais pouvait-on mieux faire en ces temps de barbarie ? –, il s’était tenu à l’écart pendant de longs mois de toute tentation littéraire, de toute fiction, pour rédiger ce fameux document, ce mémoire adressé à l’ambassade, ce texte si précieux qui ne sera au fond lu que par quelques fonctionnaires, peut-être par l’ambassadeur. Cet effort titanesque gâché par des futilités, des spéculations absurdes sur les cireurs de chaussures et les salons littéraires. Il lui fallait bien se résoudre à l’évidence : nulle part, ni sur la table, ni sur la chaise vide qui se trouvait devant lui, nulle part sous la tonnelle ne se trouvait aucun dossier bleu. Il regarda sa montre. Il sera bientôt l’heure de se rendre à son rendez-vous. Mais en l’absence du dossier sa rencontre avec le conseiller d’ambassade n’avait plus aucun sens. Qu’avait-il à lui dire, les mains vides ? Qu’avait-il à lui dire que l’autre n’eut déjà su ? Qu’il y avait encore dans ce pays un groupe d’écrivains courageux, de la race de Roumain et d’Alexis, qui résistait à la vague monstrueuse. Des faits, lui avait-on dit, des faits. Si vous voulez que nous fassions quelque chose, il nous faut des faits. Quel conseiller d’ambassade aujourd’hui perdrait son temps à lire Roumain et Alexis ? En connaissent-ils la langue ? Les noms ?
Un petit mouvement se fit du côté de l’entrée du bar. Ferdinand aperçut un grand type, bâti comme un bodybuilder, le crâne rasé, portant des lunettes fumées qu’il avait relevées sur son front. Par quel miracle tenaient-elles en équilibre sur son front lisse ? Il n’avait pas l’air commode l’Haïtien déguisé en noir américain. Son jean clair soulignait la puissance de ses jambes et retombait en plis sur des sortes de bottes de parachutiste, des miroirs à force d’avoir été cirées. Une chemise ample, couleur brique, portée par-dessus le pantalon, largement ouverte sur la poitrine, lisse et brillante aussi, laissait apparaître une chaîne en or aux grosses mailles carrées. Quelques personnages aux mises plus anodines entouraient le grand homme, lui parlaient, semblaient faire des blagues mais l’autre n’avait pas l’air de s’occuper de leur présence, paraissait lointain, presque rêveur. Ils portent de grandes chemises pour dissimuler leur arme. Ferdinand s’était figé. Après un instant de flottement, il l’avait reconnu. Son nom apparaissait à plusieurs reprises dans les documents du dossier bleu. Un chef de gang, le fédérateur de plusieurs gangs en fait, que les partisans présidentiels appelaient « organisations populaires », O.P. pour les amateurs d’initiales, dont le fief se trouvait dans l’Artibonite. On le surnommait Brooklyn, Dieu sait pourquoi. Jamais Ferdinand ne l’avait vu d’aussi près. Sa réputation était terrible. Assassinats, trafic de drogue… L’un des tueurs les plus en vue de Palais national. Lors de l’une des séances de travail qui avait débouché sur la rédaction du dossier bleu, particulièrement agitée, Ferdinand avait eu le plus grand mal à convaincre un ami philosophe qu’appeler à un « nouveau Nuremberg pour juger les crimes génocidaires de la dictature anarcho-populiste » s’avérait une formule plus qu’inappropriée. Le prétexte en avait été les méfaits de Brooklyn.
- Nous allons nous ridiculiser Ernest, avait dit Ferdinand, nous ne pouvons pas mettre du nazisme à toutes les sauces.
- Et Brooklyn n’est pas un SS peut-être ?
- C’est un voyou, un magouilleur, un salopard, on parle d’assassinats, mais…
- Il ne faut jamais oublier le contexte historique.
On entendit, venant d’un coin de la pièce, la voix grave, légèrement enrouée, de Sylvestre, un historien à barbe blanche, affalé comme pour une sieste digestive dans un fauteuil profond. Le contexte historique…, répéta-t-il, cette fois comme s’il se parlait à lui-même, la tête renversée, les yeux mi-clos, dans une attitude somnambulique. Ferdinand l’avait connu dans sa période new-yorkaise et lui vouait depuis une tendresse indéfectible, mais Ernest ne se laissa pas impressionner par le contexte et continua sur un ton irrité :
- Donc Brooklyn doit s’en tirer, l’oubli pour les victimes et l’impunité pour les meurtriers, comme toujours.
- Mais non, bien sûr que non, Ernest, mais on ne peut pas tout confondre. Ce n’est pas une guerre mondiale… enfin, cela me semble tellement évident que je ne trouve rien à dire.
- Bien entendu, se relança Sylvestre, on oublie le contexte historique et tout est foutu, tout, d’ailleurs Braudel…
Braudel non plus ne réussissait à détourner Ernest de son idée.
- Écoutez bien les amis, il faudrait savoir ce que l’on fait ici et ce que nous voulons. Nous voulons que le monde entier sache ce qui se passe chez nous, mettre l’international devant ses responsabilités. C’était d’ailleurs ton idée Ferdinand, « Le livre blanc de la terreur », un dossier complet sur la situation, un travail précis.
- Et c’est justement pour des questions de précision que l’on ne peut pas se lancer dans des histoires de Nuremberg et de tribunal international de la Haye. Enfin, Ernest tu as fait des études difficiles, tu as un doctorat de philosophie, j’ai presque honte de te rappeler que la seconde guerre mondiale a fait cinquante millions de morts et qu’au procès de Nuremberg on a jugé les responsables de ces morts, on a traité de crimes contre l’humanité pas de manifestations réprimées. Je ne vois pas de rapport avec nos salades de petit pays du tiers-monde, nos hatiâneries. Si nous écrivons n’importe quoi nos interlocuteurs nous prendraient pour des demeurés, ce en quoi ils auraient raison, et l’unique condition qu’ils imposeraient au Président pour reprendre l’aide internationale c’est notre extermination.
- Parce que nous sommes nègres nous n’avons pas droit à la justice internationale.
- Mais il ne s’agit pas de nègres Ernest, il s’agit de proportions.
Ferdinand avait adopté un ton conciliant mais son exaspération avait changé sa voix en un sifflement rauque. Ce n’était pas la première fois qu’il se confrontait à l’extrémisme rhétorique d’Ernest. Ils avaient été chargés par leurs amis, lui-même, l’historien et Ernest, de rédiger un texte à partir de la masse de documents qu’ils avaient rassemblés dans le dossier bleu, une sorte de mémoire, ou plutôt un scénario des méfaits du régime et de ses personnages principaux, dont Brooklyn. Les pinaillages stylistiques de Ferdinand, il s’y adonnait chaque fois que son nom devait figurer au bas d’une page, et surtout les exagérations d’Ernest avait considérablement ralenti leurs travaux, au point que certains membres du groupe se demandaient si le Président n’allait pas mourir de mort naturelle avant que l’affaire soit bouclée. Les longues somnolences de l’historien s’avéraient presque productives au regard des polémiques entre écrivain et philosophe. Petit à petit Ferdinand avait cédé sur ses exigences, la mort dans l’âme, mais Ernest ne décollait pas de ses visions apocalyptiques. L’histoire de Nuremberg n’en constituait que le dernier épisode. Depuis un moment déjà, un silence pénible s’était installé dans le bureau. Un vague ronflement soulevait la large poitrine de l’historien assoupi. Tel se présentait le contexte historique. Tout à coup Ernest hurla :
- Ah, vous nous la baillez belle vous autres romanciers.
- Qu’est-ce qui te prend, sursauta Ferdinand ?
- Depuis quatre ans vous n’arrêtez pas de raconter des histoires de cérémonies secrètes, de déluges, de tueries monstrueuses, de bébés pilés et autres transes vaudouesques et tout à coup tu fais ta mijaurée devant une référence historique.
- Mais enfin, Ernest, c’est de la littérature, des images, des métaphores, ce n’est pas un roman que nous sommes en train d’écrire et nous avons un but précis.
- Alors, pourquoi as-tu parlé de génocide l’autre jour à la radio ?
- Mais je n’ai jamais parlé de ça, enfin, tu délires.
- Si, si, il a raison Ferdinand, tu en as parlé, dit l’historien en un long bâillement. L’autre jour, lors de ce débat à France-Culture.
- Qu’est-ce que j’ai dit ?
- Tu as dit : « … mon peuple est en train de subir un génocide, dans le silence de l’opinion internationale. »
- Et comment ont réagi mes interlocuteurs ?
- Par un silence gêné. Mais bon, c’était une émission littéraire, du coup c’est passé peut-être pour une citation.
-Eh bien j’ai dit une connerie, ce n’est pas la peine de la reprendre noir sur blanc dans un texte voué à demeurer dans les archives.
- Tu as aussi parlé du président comme d’un « nouveau Hitler ».
Cette fois-ci, l’historien était parfaitement réveillé, il essuyait ses lunettes et s’apprêtait à reprendre sa place dans la discussion. Progressivement, après bien d’autres tribulations ils réussirent à convaincre Ernest d’abandonner la référence à seconde guerre mondiale. Depuis ce jour-là, Ferdinand ne cessait, lors de pénibles lapsus d’appeler Brooklyn, Nuremberg.
- Bonsoir professeur.
« Bonsoir Nuremberg » aurait-il pu dire mais ne le dit pas, car enveloppé dans la torpeur de ses souvenirs il n’avait pas réalisé, avant de lever le regard vers le corps massif qui se tenait debout, devant lui, que Brooklyn l’avait rejoint. Le Brooklyn réel, en chair et en os, ni celui de la télévision, ni celui des livres blancs sur la terreur ou les rêves des philosophes.
Ferdinand, fatigué et triste, sa journée ayant subitement perdu sa raison d’être à cause de la disparition du dossier bleu, dévisageait le jeune homme, un sourire flou au lèvres, et son imagination avait du le déserter, le laisser nu et solitaire assis à la table du bar, car il ne songea même pas que l’homme qui se trouvait devant lui et le saluait aurait pu, dans un geste théâtral, mille fois envisagé lors des soirées animées de discussions entre amis, saisir son arme et lui tirer une balle dans le front. Il s’entendit lui répondre, Bonsoir mon cher, car c’est ainsi qu’un homme comme lui, un professeur, un homme de lettres haïtien, connu, reconnu, apprécié, doit répondre à un jeune homme qui, poliment sollicite son attention. Il aurait pu se dire, mais ne se le dit pas, car trop fatigué ou distrait ou bien absent, il aurait pu se dire donc, tiens si Ernest me voyait, là, en train d’entamer une paisible conversation avec un type pour lequel il aurait bien reconstitué le tribunal de Nuremberg.
- Bonsoir professeur, pardon si je vous dérange, mais je vous ai vu assis ici et je me suis dit qu’il fallait depuis longtemps vous dire quelque chose, enfin vous remercier quoi.
- Mais de quoi mon cher, qu’ai-je fait qui mériterait ta reconnaissance ?
Ils auraient pu se parler en créole mais Brooklyn l’avait interpellé en français et il avait poursuivi dans la même langue avec juste cette pointe de condescendance, cette préciosité de l’aîné, de l’homme cultivé. Il va me remercier et me foutre la paix, je n’ai pas envie que l’on nous voie en train de bavarder, paisiblement, je ne sais pas s’il vaut un procès de Nuremberg ce type-là mais l’on raconte tant de choses sur lui, je ne l’avais jamais entendu parler français, ça va, il ne se débrouille pas trop mal, là n’est pas la question, remercie-moi et fous le camp.
- Alors voilà professeur. Vous allez vous dire, mais qu’est-ce qu’il lui prend à Brooklyn de venir me parler comme ça, parce qu’en politique on s’entend pas du tout, ça on ne peut pas dire, mais là ce n’est pas de politique que je suis venu vous parler mais de mon petit frère, ce que vous avez fait pour lui. C’était bien, merci pour lui.
- Ton petit frère ?
- Ismaël.
- Ah oui, mais ce n’est rien ça mon cher, une recommandation, mais c’est normal, o-ho, un type formidable ton frère, très doué, si tu lui parles tu lui diras bonjour pour moi. Ismaël oui, il ira loin.
Tout lui revint d’un coup. Il avait eu comme étudiant le frère de Brooklyn, un garçon timide et très studieux qu’il avait recommandé pour une bourse d’études à Montréal. Il signait au moins deux lettres de recommandation par semaine. Il avait oublié Ismaël. Un garçon bien.
- Il y a autre chose aussi professeur. Tout à l’heure je suis allé à la toilette…
Il ne va pas me raconter comment il est allé pisser tout de même.
- Ah…
- Et quand je suis allé me laver les mains, à côté, posé près du lavabo il y avait un dossier bleu, je me suis dit quelqu’un l’a perdu et je l’ai laissé à la réception. Quand je suis entré avec mes amis, j’ai vu qu’il n’y avait personne d’autre que vous ici. Si le dossier il est à vous, il se trouve à la réception.
- D’accord, merci, c’est à mon tour de te remercier, tu vois, il faut s’aider dans la vie, on a toujours besoin l’un de l’autre.
- Mon nom c’est Sauveur mais on m’appelle Brooklyn. Ça vous le savez. Encore une chose professeur et après je vous laisse et je vais rejoindre mes amis.
- Oui, qu’y-a-t-il ?
- Toutes ces choses qu’on dit sur moi. Bon, il n’y a jamais de fumée sans feu. Toutes ces choses, elles ne sont pas toutes vraies, je n’ai jamais fait tout ça. Pawol nan bouch cè razwa. Bonsoir professeur.
Ce garçon n’avait cessé de l’appeler professeur. Comme tout cela se révélait subitement serein et provincial dans la douceur de la soirée qui commence, alors que les grandes chaleurs de la journée s’effacent gentiment pour laisser sa place à la fraîcheur et à l’obscurité. Ce voyou déférent avait ramené Ferdinand à la respectabilité qu’offrent les temps de paix aux hommes de culture, il avait suspendu pour quelques instants les effets de l’hostilité généralisé, il avait fait taire les grincements de l’histoire. Un jour, si jamais je parviens jusque là, je devrais peut-être lui montrer ma reconnaissance. Qui sait ? Je témoignerai à son procès, pour dire qu’en dépit de ses vilenies, que le dossier bleu étaye de manière indubitable, il m’a reconnu mes qualités de professeur et de brave homme qui aide son prochain quand l’occasion se présente. Mes amis me traiteront de fou. Ils m’en voudront. Ils me traiteront d’égoïste, de mégalomane, d’inconscient, pour avoir échangé un moment de confortable et ennuyeuse paix intérieure contre la justice. Je rappellerai aussi qu’il m’a aidé, si généreusement, à retrouver la plus terrible des pièces à conviction contre lui, notre magnifique dossier bleu, notre arme suprême contre la tyrannie. Comme tout cela est beau. Il est venu l’heure de me rendre à l’ambassade. On m’y attend.
En effet, Ferdinand récupéra son dossier à la réception. Apparemment il n’avait pas été ouvert et toutes les pièces s’y trouvaient, dans l’ordre. Il quitta l’hôtel et se rendit à l’ambassade.
Le conseiller, rondouillard, affable, un peu couperosé, lui donna l’impression d’avoir attendu sa visite avec impatience. Ses petits yeux vifs marquaient la jovialité d’un hôte avec qui l’on s’apprête à passer des heures autour d’un repas gastronomique, d’un père de famille comblé impatient de vous faire partager son bonheur de vivre en débouchant un cru classé.
- Ah, mon cher ami, comment aurais-je pu pénétrer tous les mystères de votre fascinant pays sans votre aide ? Vous êtes mon guide, mon guide patient et bienveillant.
- Mon fascinant pays sombre jour après jour Monsieur le conseiller, il s’effondre et comme d’habitude nous nous sentons très seuls.
Comme j’ai bien appris à parler aux blancs. C’est vrai qu’il faut s’entraîner longtemps mais lorsqu’on a pris le pli ça passe tout seul. Je pourrais écrire un bouquin, Comment parler aux blancs sans se fatiguer, les critiques seraient excellentes, très bienveillantes…
- David.
- Pardon ?
- Mon nom est David. Il faut m’appeler David pas Monsieur le conseiller. C’est ainsi que mes amis m’appellent Ferdinand.
- Avec plaisir David. C’est un honneur. Veuillez m’excuser si je n’y arrive pas tout de suite, nous autres Haïtiens sommes un peu… réservés, un peu guindés, il paraîtrait que nous ayons hérité ce caractère de nos anciens maîtres en même temps que la langue et le goût des guerres civiles.
- Ah le colonialisme, oui bien sûr, de l’histoire ancienne tout ça, de l’histoire ancienne. Il faut penser à l’avenir à présent, voir ce que nous pouvons faire ensemble.
Lui aussi devrait écrire un livre : Manuel de savoir vivre chez les nègres. Il sait y faire. Des phrases courtes, qui ne fâchent personne, un style inimitable.
Ferdinand assis dans le grand fauteuil, raidi, le dossier bleu sur ses genoux, ses mains par-dessus, de cette façon qu’ont les dames patronnesses de tenir leur sac à main dans les kermesses, alternait les sourires amers et les mines graves aux regards intenses presque fiévreux. Sa voix rauque de tabagique, ses phrases précieuses s’accordaient parfaitement aux circonstances, au fur et à mesure qu’il progressait dans son récit horrifique il se métamorphosait en la conscience blessée de son pays. Si je n’arrête pas il va faire comme les autres de la radio, il va me proposer l’asile politique. Heureusement que l’on est hors antenne. David ne proposait rien. Il semblait écouter, son front haut et découvert luisant dans la pénombre de son bureau alors que le vent remuait doucement, suavement, les rideaux tirés devant la porte fenêtre qui donnait sur le petit balcon. De temps en temps il remuait, lui aussi, légèrement, la tête. Tout à coup il sembla en avoir assez entendu. Il se redressa, tendit ses bras devant lui et posa ses mains sur son bureau comme s’il devait l’empêcher de s’envoler. Il fixa Ferdinand d’un regard humide, les yeux un peu rougis emplis d’une infinie compassion.
- Et pourtant mon ami. Lorsqu’on parcourt le pays on a tellement peu l’impression de… saisir tout ce dont vous venez de parler… de comprendre à quel point tout cela est… malheureusement… tellement… Mais vous êtes mon guide, je vous l’ai déjà dit, je ne vous remercierai jamais assez, et grâce à vous on voit les choses différemment. Et vous verrez que votre ami ne vous aura pas déçu. J’ai réussi à faire comprendre en haut lieu, enfin, là où les décisions se prennent, que l’on ne pouvait pas discuter avec ces gens-là. Des fous pareils. Alors voilà ce que nous allons faire…
Ferdinand écouta attentivement les propos de David. Il ne saisissait pas très bien les aspects techniques mais l’opération dans son ensemble se révélait d’une telle clarté que même les petits cireurs de chaussures près du Holiday Inn en auraient compris les tenants et les aboutissants. Un bon début pensa Ferdinand, un bon début, au moins ça foutra le bordel et dans les conditions présentes c’est le minimum que l’on puisse espérer. Ses doigts tripotaient le dossier bleu pendant que ses yeux suivaient le mouvement des lèvres du conseiller d’ambassade, il s’imprégnait des détails de la manœuvre comme s’il lui revenait de l’exécuter lui-même, habile stratège de la lutte contre la tyrannie. Il s’entendit tout à coup parler, les mots prirent consistance dans la pénombre du bureau presque à son insu.
- Par ailleurs, afin de mieux vous faire comprendre notre situation, je vous ai apporté un document, la synthèse d’une longue et minutieuse enquête…
Il tendait le dossier devant lui théâtralement en officiant qui présente une offrande à l’autel. David semblait réfléchir. Il s’était tu et fixait Ferdinand, soudain impénétrable, les traits de son visage un peu affaissé se recomposant en une vague et lasse impression de détachement puis, sans que ses yeux eussent repris leur vivacité, il commença à murmurer :
- Mais évidemment, évidemment, posez-le là, je vous en prie. Je le lirais, très attentivement.
Il ne toucha pas, il ne regarda pas le dossier. Il désigna d’un coup d’œil imperceptible l’endroit sur le bureau où Ferdinand devait poser son document. Ferdinand s’exécuta. David parut satisfait de la manière dont les choses s’étaient passées. Il parut, là aussi par un coup d’œil imperceptible, témoigner de sa gratitude à Ferdinand. Puis, soudainement, l’écrivain eut une illumination. Un éditeur. Voilà ce qu’était le conseiller d’ambassade. Un éditeur. Il avait la puissance d’un éditeur. De ceux qui savent ce que vous avez écrit avant de vous avoir lu. De ceux qui savent bien mieux que vous ce que vous avez écrit. Même si David ne s’était pas tout à coup levé, cérémonieusement, pour prendre congé de son invité, Ferdinand aurait su que l’entretien avait pris fin. Il n’y avait plus rien à rajouter.
En quittant l’ambassade, d’un pas menu il entra dans la nuit de Port-au-Prince.
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