Entre la première version de ce long poème « Cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé Césaire en 1939 et ce texte merveilleux, « Appel aux magiciens », discours prononcé en Haïti en 1944, juste avant la publication du recueil « Les armes miraculeuses », le poète nous chuchote ce qu’est et ce que sera sa poésie. Une prose prise dans le tourment de l’énonciation, qui tourne le dos au récit pour tomber dans les bras du mythe, du mouvement et du rythme : « avec l’homme réellement en train de parler [… où le langage] n’est pas une œuvre (ergon) mais une activité (energia) » : une insurrection. C’est ça Aimé Césaire.
Le titre de cette contribution Noria-Ginga condense tout ça.
Le mythe est bien présent dans la poésie d’Aimé Césaire.
Lilian Pestre de Almeida, dans « Aimé Césaire, une saison en Haïti » nous rappelle le premier récit cosmogonique qui figure dans l’œuvre du poète. Un bestiaire qui sort de l’ombre dans son premier recueil « Cahier d’un retour au pays natal » aux pages 40-41 .
L’oralité jaillit.
Présence des contes de la nuit des Antilles , des mythes africains. L’auteure dans son inventaire, relève et révèle la présence d’un bestiaire composé de : colibri épervier, cynocéphale, dauphins rapaces, loups…
Oiseaux solaires.
Colibri oiseau des grands mythes américains : Aztèques, Indiens Hopis de l’Arizona. Colibri oiseau totem de Christophe. Et colibri, un des plus importants personnages des contes des Antilles. Epervier quant à lui, oiseau emblème du soleil. Oiseau symbole lié au sang qui circule, au renouveau de la cosmogonie.
Le mythe est là. Présence des oiseaux.
Mais il est aussi représenté par le cynocéphale, qui symbolise à la fois le singe et le chien. Le chien dans sa fonction mythique universelle : guide de l’homme dans la nuit de la mort. Mai aussi dans la mythologie africaine : le chien héros pyrogène.
…[En effet] pour les Chilouk du Nil blanc et toute la région du Haut Nil, le chien a volé le feu au serpent, à l’arc-en-ciel, aux divinités célestes ou au Grand Esprit pour le rapporter au bout de sa queue. Pour les Prodovko, le chien a rapporté aux hommes des richesses les plus précieuses : le feu et le miel .
Le singe quant à lui renvoie au forgeron chez les Falis du Cameroun, mais aussi au héros fondateur, le dieu Thot, scribe divin qui note la parole de Ptah, le dieu créateur. Un autre mythe, le lotus participe à cette ronde cosmogonique. Un appel du poète, mais cette fois-ci un appel du végétal, bien présent dans le « Cahier ». Un mythe porteur du monde. En effet, il symbolise la naissance et les renaissances. Il est le premier né des eaux primordiales.
Dans le choix de ces mythes et de leur organisation, Aimé Césaire officie avec la voix. Il prépare et met en place sa poésie autour de cette architecture ésotérique, qui échappe à la structure, au comprendre, à la raison. Il prépare son discours avec un langage qui parle-langage : une sorte de récitatif. Le poète avec ses mythes renouvelés avance avec une prose et ses monstres qui décloisonnent les frontières de la littérature, de la poésie. Son poème ne connaît pas l’ordre, la métrique, la rime, le début et la fin. Il est comme le mythe : porté, habité. Il récite en boucles des ostinatos de mots, comme les yé krik et yé krak, les marqueurs des conteurs des mornes. Sa voix fait désordre blo toblo blo dans la nuit du monde. Négritude agissante.
Écoutons d’ailleurs ce que dit Claude Lévi-Strauss au sujet du mythe, cette quête de l’origine pour les peuples afin de transmettre et maintenir la présence, pour échapper à l’absence. « Les mythes ne disent rien qui nous instruisent sur l’ordre du monde […]. Un mythe se transforme toujours en un autre mythe […] Les mythes signifient l’esprit qui les élaborent au moyen du monde dont il fait partie ».
Regardons ensemble ce premier récit cosmogonique, aux pages 40-41 du « Cahier ». Il mérite une relecture voire des relectures parce que, comme le précise Henri Meschonnic : Lire ne commence qu’à relire. Lire pour la première fois n’en est que la préparation. Car il faut, pour qu’il y ait lecture, une activité spécifique, distincte de l’objet à lire, avec laquelle la précipitation tend à le confondre, en s’y engouffrant. Mais une différence nouvelle, alors la lecture elle-même commence à apparaître, en se lisant elle-même, comme un acte qui a son historicité propre, sa tenue distincte de son objet. Elle ne s’y confond plus. […]. Lire dans l’écriture est autre que lire dans l’érudition […]. C’est l’aujourd’hui qu’on lit dans la poésie, c’est l’aujourd’hui qui lit, toujours .
Alors en relisant ces pages du « Cahier » et l’analyse de Lilian Pestre de Almeida on se perd dans les paroles et paraboles : corps perdu. Et on perd très vite l’objet de ce passage consacré aux mythes, éperdu dans le carrefour de plusieurs mythes convoqués-évoqués par le poète. Mais l’avantage de cette lecture-relecture, c’est qu’elle nous amène à nous poser des questions sur ces mythes, poèmes en devenir qui tracent des signes, bougent et surgissent dans le poème pour se métamorphoser : historicité. Pour devenir finalement un collier de graines rouges et noires, des graines de peronias. Un artefact, collier de la santeria qui appelle les voix pour agir sur les mots du « Cahier » au chant du maracas-chacha fait de ces mêmes graines.
Mais pour en faire une poésie qui ne redit pas le sacré. Aimé Césaire le précise d’ailleurs dans un entretien avec Jacqueline Leiner : « Il faut évoquer cette religion (le vaudou) [mais] sans jamais tomber dans le folklore, sans jamais faire perdre à cette tragédie sa signification universelle ».
En effet, l’athéisme du rythme permet d’échapper à sa métrification. Henri Meschonnic a la bonne formule pour libérer le rythme :
La poétique est une athéologie parce que la théologisation est une sémiotisation. […]. La littérature et l’art, quel que puisse être leur lien avec les mondes du religieux, et jusque dans l’art religieux, sont, par le rythme, radicalement athées. Irréductibles rythmes. Ils sont sujets dans la mesure de ce qui les fait art. Cela est d’un tout autre ordre que celui du rapport au divin ou à la sainteté .
Célébration du rythme.
Célébration du mythe.
C’est bien ce que nous disait Lévi-Strauss au sujet des mythes : « Un mythe se transforme toujours en un autre mythe […] Les mythes signifient l’esprit qui les élaborent au moyen du monde dont il fait partie».
Écoutons ce récit cosmogonique, cette allégorie ésotérique, ce mythe transformé en un autre mythe. Aimé Césaire nous donne la voix du poème dans le « Cahier » :
vienne le colibri
vienne l’épervier
vienne le bris de l’horizon
vienne le cynocéphale
vienne le lotus porteur du monde
vienne de dauphins une insurrection perlière brisant la coquille de la mer
vienne un plongeon d’îles
vienne la disparition des jours de chair morte dans la chaux vive des rapaces
viennent les ovaires de l’eau où le futur agite ses petites têtes
viennent les loups qui pâturent dans les orifices sauvages du corps à l’heure où à
l’auberge écliptique se rencontrent ma lune et ton soleil…
Aimé Césaire passe par ce passage du mythe, avec sa voix et ses incantations. Mais il sort du récit du mythe initial, plus précisément des mythes, marronne pour une renaissance : une nouvelle voie. Cette ésotérisation ne complexifie en rien le poème. Elle permet surtout d’échapper à la langue, au signe par : « une mise en cause du comprendre, qui est référé à, et inclus dans, le signe, le sens, l’herméneutique . Le comprendre avec ses autorités, grammaire, dictionnaire, philologie sans poétique, histoire de l’interprétation ».
Dans son discours, l’« Appel aux magiciens », Aimé Césaire nous l’explique très bien. Il nous dit pourquoi il faut sortir du corset de la langue pour rencontrer le langage :
Les vraies civilisations sont des saisissements poétiques : saisissement des étoiles, du soleil, de la plante, de l'animal, saisissement du globe rond, de la pluie, de la lumière, des nombres, saisissement de la vie, saisissement de la mort. La vraie manifestation de la civilisation est le mythe. L’organisation sociale, la religion, les compagnies, les philosophes, les mœurs, l’architecture, la sculpture sont figuration et expression de mythe.
Nous voyons donc, dès le premier poème « Cahier d’un retour au pays natal » et dans l’ « Appel
aux magiciens » qu’Aimé Césaire ne dit pas, mais nous montre son chemin poétique. En effet il nous montre parce que :
La poésie n’est pas un langage qui dit. Tout langage dit. N’arrête pas de dire. Ce n’est pas ce qu’elle dit qui définit la poésie, c’est ce qu’elle fait. La poésie est un langage qui fait. Les mots sont la reconnaissance des forces dans le langage, plus que du sens. […]. Un jeu, non pas avec le sens, comme on pense d’habitude, mais avec les forces .
D’où l’intérêt et le passage par le mythe pour puiser les choses profondes des profondeurs. Peut-être qu’après toutes ces lectures et relectures des mythes et « n’étant plus dévoré par l’« objet» de la lecture[…c’est-à-dire] lire dans l’érudition[…] sans question », lire dans l’écriture permet alors d’échapper. Marronner dans le langage. En effet, lire, relire « n’est autre qu’une des formes pour se perdre ou se trouver ». Alors dans nos tournis de lecture, notre corps- derviche se questionne dans le cadre de ce colloque. Est-ce que ce retour au pays natal, plus qu’un retour au pays, lieu géographique, ne serait pas davantage un passage, une métaphore pour un retour au mythe ? Et un des chemins bien sûr pour retrouver le poème, la poésie fraîche qui claudique avec sa prose qui dit la voix-corps : le continu dans le langage ? Et aussi se questionner sur le pays natal et le monde pris dans la tourmente du cloisonnement mortifère.
L’ « Appel aux magiciens » est comme une table divinatoire. Un espace qui répond aux appels. En effet, dans son discours en Haïti, il le précise après dans le texte : « La poésie est insurrection contre la société parce que dévotion au mythe déserté ou éloigné ou oblitéré ».
Après ce voyage, ce grand voyage dans les mythes, dans le « Cahier » je vais vous parler du mot « Noria ». Un des éléments du titre de mon texte. En effet, dans le cadre de la célébration des 110 ans de naissance du poète Aimé Césaire, j’ai eu à collaborer sur deux projets avec la ville de Basse-Pointe : une semaine culturelle et une exposition collective de six plasticiens. Pour ces deux évènements j’ai proposé un même nom : Noria.
Pourquoi ?
Parce qu’il symbolisait selon moi le mot idoine, compte tenu des propos rapporté par Aimé Césaire lors d’un entretien pour définir la poésie, sa poésie :
C’est par le mot qu’on touche au fond. Je vous ai raconté qu’on préparait mes œuvres dites complètes. J’ai dû ajouter des inédits. L’éditeur les mettait sous la rubrique « poèmes inédits ». Je lui ai dit non, donnez-leur un titre, personnalisez-les un peu. Qu’est-ce que vous proposez m’a-t-il demandé ? « Noria », ai-je répondu, effectivement , c’est assez juste, dans la mesure, où, pour moi, le mot est une sorte de noria qui permet de râcler les profondeurs et les faire remonter au jour.
Aimé Césaire va encore, comme dans les mythes, utiliser les mythologies et les outils de l’origine de l’humanité. En effet, la noria est une roue archaïque, une machine hydraulique à godets, qui sert à élever l’eau, pour irriguer la terre. Comme les mythes, il en fait une relecture, une métamorphose qui lui permet de ramener des profondeurs, la graine, l’ensemencement, le mot frais et nouveau : le poème. Le ramener à la lumière pour l’offrir au monde.
Cette quête du mythe.
Cette quête de la roue, de la ronde, de la sphère, de cette forme ronde va hanter la poésie d’Aimé Césaire. C’est cette image et ce regard archaïque qui accompagne le poème. En effet, en parcourant son œuvre jusqu’à son avant dernier recueil, « Moi, laminaire », la roue est là. Avec le rythme, la poésie : la modernité. Rotation et mouvement pour appeler les forces.
Elle est le poème car elle ramène des profondeurs le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour […]. Le rythme enfin, et c’est peut-être par là que j’aurais dû commencer car c’est en définitive l’émotion première. […]. Non artificiellement imposé du dehors, mais jailli des profondeurs. […]. Le tempo de la vie, sa saccade ; non la musique des mots captée, mais ma plus profonde vibration intérieure .
D’ailleurs, cette roue est tellement prégnante, importante pour lui qu’il écrit un poème intitulé « La roue », dans son recueil « Soleil cou coupé ». Les premiers vers sont une louange au rythme :
La roue est la plus belle découverte de l’homme et la seule
Il y a le soleil qui tourne
Il y a la terre qui tourne
Il y a ton visage qui tourne sur l’essieu de ton cou quand tu pleures…
Noria, roue archaïque et titre donné à son avant dernier recueil publié en 1976, aux éditions Bordas. Noria qui surgit aussi dans sa jungle de mots, dans les arcanes du poème « Samba », recueil « Soleil cou coupé » :
Si tu voulais dans les faubourgs qui furent pauvres les norias remonteraient avec dans les godets les
bruits les plus neufs dont se grise la terre dans ses plis infernaux .
Cette noria, cette roue archaïque tourne dans la poésie du poète. On l’a retrouve encore dans ce même recueil intitulé « Noria ». Mais cette fois-ci, elle court comme une couresse dans ce poème « Cérémonie vaudou pour Saint John Perse… ». Et en dehors du mot noria, il utilise aussi le mot roue dans le même poème :
Celui qui calcule l’étiage de la colère
dans les terres de labours et de mainbour
celui qui du sang rencontre la roue du temps et du contre-temps
mille fois plus gémissante que norias sur l’Oronte .
« Le cahier d’un retour au pays natal » vient en 1939 pour transformer notre rapport au langage, à la poésie. Cahier-roue et ses pages forces centrifuges forces centripètes. Il ne vient pas pour inventer un autre monde, mais le transformer : l’étourdir, comme le potier et son tour. Et sa main de glaise qui malaxe, fouille, tourne. Forme, transforme : colombins magiques.
Henri Meschonnic nous rappelle le rôle et la beauté de la poésie :
Les poèmes qui font comme la poésie ne sont pas ce que j’appelle le poème, le travail du poème. Ils sont au passé. Ils ont confondu la poésie avec l’histoire […]. Le poème ne fait son travail que s’il s’en détourne. Alors au lieu d’avoir des lettres, il commence une oralité. L’oralité est l’air qu’il respire, et qui dans son récit devient son récitatif. […]. Ainsi le poème est une critique du langage, et de la société[…]. Son utopie est d’être ici. Son parti, et celui de la critique, est le parti du rythme. Sa politique .
« Le Cahier », recueil-poème est bien celui de la critique et du parti du rythme. Un rythme qui respire l’oralité. La lecture de la première et de la dernière page, sont les forces centrifuges du recueil. Mouvement des pages-corps. Lectures-relectures. Forces-renaissance de la rotation du long poème en prose suffisent au lecteur pour se laisser emporter par cette insurrection, par ce rythme qui est là. Un rythme, un mouvement qui vous emporte comme un manèj chouval bwa et son tempo dégingandé, son langage cacophonique et polyphonique qui s’appuie sur la présence de tous les corps, de toutes les forces dans l’espace : musiciens et pousseurs-manège, petits et grands enfants dodineurs-doucineurs, et voix de la ronde : tours et alentours. Ce langage du continu qui entend la parole, les silences, les gestes, la voix du corps. Écoutons, entendons la parole du poète dans le « Cahier », parole qui aime les mots qui bougent. Tournons les pages-forces-centrifuges :
Première page
Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face
d’une femme qui ment, et là, bercé par les effluves d’une pensée jamais lasse je
nourrissais le vent, je délaçais les monstres et j’entendais monter de l’autre côté du
désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte toujours dans
mes profondeurs.
Dernière page
et le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune
c’est là que je veux pêcher maintenant la langue
maléfique de la nuit en son immobile verrition !
Les mots en caractères gras de mon texte nous indiquent le mouvement, le rythme qui nous rappelle la noria. À cette roue archaïque, la noria qui est un des éléments du titre de ma contribution, j’ai associé un deuxième mot : ginga. Un mot qui dit le mouvement. Un clin d’œil à un auteur qui a étudié le rythme et le mouvement au Brésil : François Laplantine. Voilà ce qu’il dit de la ginga :
Des courbes, il y en a partout, même là où l’on ne s’y attend pas…À Brasilia même l’architecture de Niemeyer et de Lúcio Costa impose la ligne courbe […]. Il serait vain de dresser un inventaire des rondeurs brésiliennes parce qu’il faudrait épeler tout ce qui existe ou tout ce que l’on fait dans ce pays avec cet art extraordinaire de se déplacer d’un point à un autre en tournant et en zigzaguant. […]. Car c’est pratiquement l’ensemble des domaines de la vie sociale qui privilégie les formes obliques et curvilignes […]. Ce rythme lent et ondulant est désigné par le terme de ginga, qui était originellement le nom d’une tribu africaine du Congo et d’une danse nombril contre
nombril.
Noria-ginga
Noria-samba
Noria-calenda
Rythme. Mouvement des Amériques
Djouba Capoëra.
Béliya pour Césaire.
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