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  • Photo du rédacteurCretté Alexandra

Mangrovia, un roman de Daniel Pujol, chapitre 2


2.


Aux environs de midi, Dionys Moïse se garait devant la Délégation du Haut-commissariat de l’Union européenne de la région Ouest auprès de L’Etat associé du Humuc Tumac.

En quittant sa voiture, accablé par la chaleur humide, la montée des quelques marches qui le séparaient de l’entrée du grand bâtiment blanc, de style colonial français, abritant l’administration la plus importante de Port-Bagnard, lui parut interminable. Les portes vitrées, actionnées par le gardien qui l’avait reconnu sur son écran de surveillance, s’ouvrirent et le hall climatisé le happa agréablement.

Au fond, à la réception, encadrée par deux grands drapeaux européens, Lise l’accueillit de son sourire gracieux et lui désigna l’escalier, lui signifiant par là qu’il était attendu, qu’il ne fallait pas se soumettre au protocole habituel. Gérard Champlain, l’air cordial, se tenait devant la porte ouverte de son bureau. Tout le monde semblait dans les meilleures dispositions du monde à son égard.

- Venez, je vous en prie, ma secrétaire est déjà partie, entrons un petit moment avant d’aller déjeuner. Asseyez-vous, je vous en prie.

- Je vois, Gérard, que vous ne renoncerez jamais à la cravate. Comment pouvez-vous ? Par cette chaleur, en pleine Amazonie ?

- Je vous mentirais en disant que c’est par habitude et encore plus en prétextant de ma fonction. En fait je ne m’habituerais jamais à la cravate, que l’on soit en Amazonie ou en Alaska. Je l’éprouverais toujours comme une gêne. Mais en y renonçant j’aurais l’impression d’avoir franchi un pas irréversible. Or, voyez-vous, j’estime qu’il ne faut jamais rien faire d’irréversible dans la vie. Prenez cela pour une marque d’immaturité si vous voulez.

Un sourire malicieux animait le visage fin du rouquin, un pétillement de son œil bleu annonçait qu’il était en verve.

« Comme d’habitude je ne m’ennuierai pas, se dit Moïse, et finirai complètement soûl à la fin du repas. »

- Excusez- moi cher Dionys de vous ennuyer avec des futilités, mais j’aurais besoin de votre intelligence pour résoudre un petit problème, disons, linguistique. Dites-moi, s’il vous plaît, quelle est d’après vous la meilleure orthographe.

Et il lui tendit une feuille de papier sur laquelle était écrit : HUMUC TUMAC, HUMUK TUMAK, HUMUCK TUMACK, HUMUQUE TUMAQUE, HUMUQ TUMAQ.

- Vous me prêtez des qualités que je n’ai pas cher Gérard. Quelle réponse attendez-vous de moi ?

- La meilleure, comme d’habitude. Ne vous sous-estimez pas et croyez bien que votre aide m’est indispensable.

- Mais que voulez-vous savoir précisément ?

- Quelle est l’orthographe qui vous semble légitime, celle dont l’usage se justifierait le plus ?

- Peut-être, mais ce n’est qu’une impression, qu’il faudrait éliminer d’emblée l’avant-dernier et le dernier.

- Pourquoi ?

- La terminaison « que » pourrait passer soit pour une francisation excessive, ou peut-être une brésilianisation, comme dans Oïapoque ou Orénoque. Je ne crains pas que le Brésil puisse s’intéresser à un territoire qui ne lui rapporterait que des ennuis, mais ce serait diplomatiquement maladroit. Quant à la terminaison « q » cela sonne un peu… science-fiction, Borges ou Lovecraft. Un public peu littéraire ne comprendrait pas.

- Diplomatiquement maladroit, littéraire… mouais, intéressant. Continuez.

- Je ne sais plus trop quoi dire. La troisième formule me paraît désuète voire exotique, inutilement exotique en tout cas pas sud-américaine.

- Et les deux premières formules ?

- La première, il n’y a rien à en dire, c’est celle que l’on utilise actuellement. Quant au « k » ? Il me laisse sans voix.

- Entre le « c » et le « k » vous n’avez pas de préférence ?

- Devrais-je ? Franchement, non.

- Oui, enfin, c’est embarrassant.

- Si vous m’en disiez un peu plus Gérard.

- Mais j’y compte bien, évidemment. Lisez cela.

Il lui tendit une lettre avec un en-tête de La Présidence du gouvernement de l’Etat associé du Humuc Tumac signée par Sébastien Walram, premier-ministre.

« Cher Monsieur, j’attire votre attention sur une affaire que j’ai déjà soumise par courrier à Son Excellence, Monsieur le Haut-commissaire de l’Union européenne auprès de L’Etat associé du Humuc Tumac… »

- Si « Son Excellence » a déjà été saisie, je ne vois pas en quoi vous devez vous en soucier.

- « Son Excellence » comme vous dites si bien, m’en a saisi à son tour, donc je dois m’en soucier. Je vous en prie, continuez à lire.

« … Comme vous le savez, notre peuple, dans des conditions difficiles… »

- « dans des conditions difficiles », ils sont gonflés.

- C’est vous qui m’empêchez de lire Gérard.

- Ne faites pas attention à moi. Continuez, continuez…

« … doit quotidiennement œuvrer à la construction de son identité. Les mots qui nomment nos fleuves et notre terre sont partie prenante de cet effort. La graphie arbitraire qui leur a été imposée, par une administration arrogante qui ne s’est jamais souciée des légitimes aspirations à l’indépendance culturelle de notre peuple, constitue la marque flagrante d’un paternalisme colonial avec lequel… »

- Gérard, je vous en prie, je n’ai pas la patience, dites-moi de quoi il est question.

- En gros, le gouvernement trouve qu’il est intolérable que Humuc Tumac continue à s’écrire Humuc Tumac. Pour commencer bien entendu, puisque l’arbitraire colonial ne s’arrête pas au nom du pays, comme vous le constatez, les fleuves, les communes, les lieux-dits, les criques, les pripris. Que sais-je encore ?

- Et quelle graphie, non arbitraire et non coloniale, propose le gouvernement ?

- Aucune.

- Avec « k », peut-être ?

- Oui, pourquoi pas, cela pourrait laisser entendre que parmi les nombreuses inventions du peuple du Humuc Tumac il y a aussi la lettre « k ». Mais je vous assure qu’aucune proposition n’a été avancée.

- Walram aurait-il quelque raison de vous en vouloir ?

- Pas du tout, il m’a téléphoné peu de temps après la réception du courrier pour m’assurer non seulement de son estime mais de son amitié et de m’expliquer qu’il lui est indispensable de contenter les ministres indépendantistes de son gouvernement, eux-mêmes ayant à justifier leurs fauteuils auprès de leur mouvement.

- Saïbou est un ami, si vous voulez je pourrais…

- Saïbou est un type intelligent qui ne se mêlerait pas d’une affaire pareille, ce n’est évidemment pas lui qui pose problème.

- Mais s’ils ne proposent rien, que veulent-ils ?

- Vous ne devinez pas ?

- Non.

- Walram m’a suggéré, amicalement bien entendu, la création et le financement, sur fonds européens d’une équipe de chercheurs de l’Université de Fort Lapide chargée d’un réexamen de la toponymie du Humuc Tumac avec « k » ou « q » comme vous voulez.

- Et quelle pourrait être ma contribution à la cause ?

- A moins que le mécénat culturel vous tente, je ne sais pas très bien. Je sais en revanche que j’ai deux mille gamins non scolarisés sur la Coumani et que mes budgets sont insuffisants. D’ailleurs j’ignore pourquoi je vous embête avec mes soucis, allons déjeuner.

- Vous ne m’embêtez pas Gérard, mais j’avoue qu’effectivement j’ai du mal à m’intéresser à des questions de construction d’identité avec un « k » ou un « c ».

- Avouez qu’avec un nom comme Humuc Tumac, un pays ne peut pas être simple.

- Cela dépend, il y a bien Tegucigalpa.

- Ou Reykjavik et Oulan-Bator, mais ce ne sont que des villes pas des pays.

- Mettez-vous à la place d’un guatémaltèque obligé de changer ses quetzals à Reykjavik ou bien à Eeklo.

- Qu’est-ce que Eeklo ?

- Une ville belge où j’ai acheté des engrais pour les vendre aux Hmongs.

- Enfin, nous n’en sortirons jamais.

- J’ai peut-être une solution à votre problème.

- Une très grande partie de la population d’Humuc Tumac est d’origine plus ou moins haïtienne, vous êtes d’accord ?

- Je ne vois pas où vous voulez en venir ? Dites toujours.

- Que penseriez-vous de L’Etat associé d’Haïti II ?

- Et moi qui vous prenais au sérieux.

- C’est le haut fonctionnaire français en vous qui se révolte Gérard ?

- Européen Dionys, ne commettez pas d’impair. Allez donc vendre vous-même cette idée à Walram, c’est votre métier.

- Je ne vends que ce que l’on me demande Gérard. Cela dit, vous avez raison cela ne fonctionnera pas. Walram veut des subventions pas des solutions. Sans compter qu’une telle initiative vous mettra sur le dos L’Association des peuples indigènes du Humuc Tumac, L’Association culturelle créole qui préférerait un nom commençant par « saint », quant aux Noirs-marrons…

- A propos de France et d’Europe Dionys, ne trouvez-vous pas ridicule que ce pays, qui fut un département français, soit devenu par une série de bouleversements institutionnels un état associé européen, pour être, en fait, de nouveau administré par la France. Tout changer pour ne rien changer.

- Ah, là Gérard, vous essayez de me mêler à des problèmes et surtout à des pays qui ne sont pas les miens. Je crois effectivement que je commence à avoir faim.

- Ha, ha, je savais bien que je réussirai à vous décoller de votre fauteuil. Allons-y !

Dans le hall, Champlain se souvint d’avoir oublié les clefs de sa voiture dans son bureau. Dionys profita pour glisser à Lise :

- Ces Français ont vraiment de la chance de pouvoir travailler avec d’aussi jolies réceptionnistes.

- Rèlem lè ou vlè msieu Dionys. M’ta kontan palè avè-ou.

- Alors chers amis ? Une petite conversation entre compatriotes ?

Champlain, hilare, se tenait derrière Dionys. En se dirigeant vers sa voiture, il lui demanda :

- Vous comprenez le créole, vous, Dionys ?

- Vous comprenez bien le français, Gérard.

- Oui bien sûr. Tout cela est épuisant. Nous prendrons ma voiture si vous voulez bien. Ce sera plus pratique au retour. Les flics n’arrêtent jamais les voitures officielles, et comme nos déjeuners sont plutôt arrosés.

- C’est un euphémisme.


Ils longèrent le fleuve pendant un bon moment. Devant les bâtiments de l’ancien bagne, construit avec les mêmes briques rouges que le siège de la Délégation et les villas du quartier résidentiel, des étals de marchandes se déployaient, protégés par des parasols multicolores. Deux hommes gesticulaient derrière un immense camion manœuvrant péniblement pour pénétrer, en marche arrière, dans la cour du camp. Quelques pirogues dans un doux clapotis au bas du petit quai. Sur l’autre bord du fleuve la rive mangrovienne s’estompait dans des brumes aux effets impressionnistes. Champlain ralentit jusqu’à rouler au pas, fixant un point lointain, puis accéléra en souriant, le visage tourné vers Dionys, silencieux. Après le centre-ville, ses maisons basses et délabrées aux toits de tôle, désert à cette heure de chaleur oppressante, le village de La Fondrière aux maisons en bois coloré.

Champlain dit :

- Vous avez vu, nous sommes passés des briques à la tôle et de la tôle au bois.

Il se tut un moment comme pour apprécier la portée de sa phrase.

Il reprit :

- Combien de temps cela durera, d’après vous ? Je veux dire ces différences, ces frontières architecturales…

- J’ai vu oui. Je vois cela depuis vingt ans. La tôle et le bois s’étendent et la brique stagne. Oh, cela durera… tant qu’il y aura du bois.

- Dans ce cas mon cher Dionys vous êtes mieux placé que moi pour trouver une bonne réponse.

- En tant qu’homme des bois voulez-vous dire ? C’est possible, mais ne le dites pas trop fort, sinon vos patrons européens vont croire qu’ils vous payent à rien faire.

- Je ne fais pas de renseignement Dionys, j’administre, vous le savez bien.


Une fois traversé le village des Noirs-marrons, puis le village amérindien, ils longèrent encore un moment le fleuve avant d’emprunter un petit chemin boueux jusqu’à la Caravelle, au nom présomptueux : une grande péniche qu’un Hollandais entreprenant avait transformée en restaurant. L’une des meilleures tables de Port-Bagnard, aux prix exagérément élevés, comme à peu près dans tous les endroits agréables du pays. De fait, la clientèle se composait d’un mélange de hauts fonctionnaires et de personnes autorisées à user de notes de frais. Il était rare que l’endroit fût plein. Le jour où Dionys, un peu éméché, énervé par une addition trop salée, avait traité le patron de « Hollandais voleur » celui-ci se contenta de regarder un à un les couverts soigneusement dressés sur les massives tables en bois, les jolis couverts qu’il allait falloir ranger à la fin de la soirée dans le même état immaculé, en se disant qu’au moins il n’y aurait pas de vaisselle à faire.

- Tu as raison, avait-il répondu à son ami, tu m’as vendu les tables, les couverts, la cuisine et on peut dire que ça a été le seul bénéfice jamais réalisé dans cet endroit, mais pas par moi.

Dionys eut honte ce soir-là et renonça à réclamer les derniers restes de la dette du restaurateur, à la suite de l’affaire qu’il avait jadis traitée avec lui. Il en avait fait sa cantine et recommandait l’endroit à tous ses clients et amis. Ses déjeuners en compagnie du commissaire délégué participaient de son long repentir.

Les deux hommes s’installèrent au bout de la péniche à une table qui leur ouvrait une belle vue sur la rive mangrovienne.

Ils commandèrent des punchs et reprirent leur dialogue.

- Regardez comme l’autre rive paraît calme Gérard. Vue d’ici on dirait une terre inhabitée et pourtant il y a la guerre. Je ne voudrais pas vous faire le coup du Désert des Tartares, mais ne vous arrive-t-il jamais de désirer qu’advienne quelque chose, n’importe quoi, même une catastrophe ?

- C’est drôle de vous entendre parler de désert en pleine forêt. Je suis allé de l’autre côté récemment. Une rencontre avec des officiers de la police mangrovienne. Cela vous paraîtra étonnant mais on n’a pas l’impression de se trouver dans un pays en guerre. Les hommes de Houden sont courageux mais ils sont trop faiblement armés. Ils mènent des attaques nocturnes contre tout ce qui de près ou de loin a l’air gouvernemental, même les kiosques de la loterie nationale, puis se retirent dans la forêt. Très peu de morts. Se dégage l’impression qu’ils ont fait un pacte : ne tirer que s’il n’y a personne en face. Bien entendu de temps en temps un naïf s’égare.

- Vous semblez très informé.

- Ce sont mes copains policiers. Notre réunion portait sur le contrôle des pièces détachées qui entrent illégalement chez nous, le trafic de combustible aussi. Parmi eux il y a un certain Souraj, un Hindou, chef de la police de Malvina mais également propriétaire d’une compagnie de taxis. Le whisky aidant ils se sont laissé aller à quelques confessions. En principe la guerre est un sujet tabou. Santerjee n’aime pas que les étrangers, surtout nous, se mêlent de ses affaires. Mais, voyez-vous, je ne comprends pas grand-chose, je n’ai pas l’habitude de traiter ce genre de questions. Ce n’est pas vraiment ma spécialité. Pourquoi rigolez-vous ?

- Vous fréquentez Souraj Pranishad ?

- Oui ? Qu’y a-t-il de drôle ?

- Oh non, rien… Il est tellement différent de vous, avec sa grosse bedaine, sa chevelure épaisse et grasse, ses chemises colorées ouvertes sur sa poitrine velue, ses bijoux. Porte-t-il toujours sa grosse chaîne en or, ou bien a-t-il dû la vendre, maillon par maillon, pour survivre ? On le dit grand joueur de poker.

- J’en sais quelque chose.

- Au fait, gardez-vous votre cravate, pendant les parties ?

- Bien évidemment. Je ne savais pas que vous connaissiez Pranishad.

- Je lui ai vendu ses taxis et avant que les choses se gâtent je lui fournissais des pièces de rechange. Mais depuis qu’il est pratiquement impossible de se rendre à Romanastadt par la route, je pensais qu’il avait fait faillite.

- Pas du tout, il prospère. Ses taxis, briqués et soignés comme des joyaux de la couronne, attendent sagement dans son garage. Au fait comment voyez-vous la situation ? Cette guerre ?

- Ils sont bien les seuls à l’appeler « guerre ». Je me serais attendu à ce que vous parliez plutôt des troubles, ou des événements de Mangrovia. Paris ou Bruxelles vous autorisent-ils à parler de guerre ? Ou bien sommes-nous déjà au stade du génocide ?

- Passons…

- Je ne sais pas trop quoi en dire non plus. Je connais Mangrovia depuis longtemps, je n’ai cessé d’y faire des affaires, avant et après l’indépendance. J’y avais beaucoup de relations, quelques amis aussi, dans tous les milieux, dans toutes les communautés, mais j’avoue que ce qui s’y passe depuis un an m’échappe complètement. Je n’y ai d’ailleurs plus mis les pieds et la plupart de mes amis ont quitté le pays.

- Enfin, nous aurons sans doute l’occasion d’en parler à nouveau. Je saute du coq à l’âne. Me permettriez-vous de vous poser quelques questions vous concernant ? Ne prenez pas cela comme un interrogatoire mais comme le désir d’un ami de satisfaire sa curiosité.

- Je n’y vois aucun mal. Que voulez-vous savoir ? En quoi suis-je un mystère pour vous ?

- Oh, vous y allez un peu fort. Il n’y a pas de mystère, bien entendu. Vous ne cessez de parler de vos affaires, de vos relations d’affaires… Vous semblez connaître beaucoup de monde, beaucoup de monde vous connaît et vous jouissez d’une excellente réputation, pas seulement à Port Bagnard, Fort Lapide ou au Humuc Tumac, mais en Europe et dans toute l’Amérique. Je n’ai jamais entendu personne dire du mal de vous. Vous semblez également jouir d’une grande aisance matérielle. J’ai plaisanté moi-même, tout à l’heure, sur votre capacité à vendre, mais au fond je ne connais rien de la nature de vos affaires.

- We buy a little here, we sell a little there, and we earn a little money.Je suis un intermédiaire mon cher Gérard, je satisfais des demandes à partir d’offres possibles et raisonnables et cela dans tous les domaines autorisés. Je n’ai, disons, presque jamais violé une loi, du moins une loi écrite. Cela est-il assez clair pour vous ?

- Non, pas du tout. Nous en prenons un deuxième ?

- Un deuxième ?

- Punch.

- Oui, avec plaisir.

Ils firent signe à la serveuse et lorsque celle-ci vint à leur table, ils semblaient tous les deux avoir oublié la raison de leur appel. Ils communiaient silencieusement dans la contemplation des traits délicats de la jeune javanaise. Noyés dans son regard sombre. Ce fut Dionys qui se dégagea en premier de la torpeur qui enveloppait le trio et passa la commande. Une fois la femme partie, ils évitèrent de croiser leurs regards pendant un moment. Gérard reprit enfin le fil de la conversation :

- Donnez-moi un exemple.

- Eh bien revenons à notre ami Pranishad. Un beau jour, celui-ci fait un héritage. Un vieil oncle de Romanastadt, négociateur en pierres précieuses, succombe à son diabète et laisse à son neveu Souraj quelques dizaines de milliers de dollars. Cela permet à notre ami de sortir un peu du profond chagrin qui ne cesse de le ronger depuis le jour de l’indépendance. Vous savez que cet événement provoqua pour les fonctionnaires de Mangrovia, surtout les provinciaux, non seulement une grande satisfaction de leur orgueil national mais aussi le début de l’effondrement de leur niveau de vie. Il n’est un secret pour personne que le traitement mensuel du chef de la police de Malvina, chef-lieu du district de la Coumani, s’avère dérisoire pour quiconque aurait deux ou trois maîtresses à entretenir, une partie hebdomadaire de poker à honorer et de surcroît une famille à nourrir. Par conséquent, notre homme, une fois sorti de sa stupéfaction première, s’empressa de rendre grâce à Ganesh, Vishnou ou Shiva, je ne sais plus très bien. Les nuages d’encens dissipés, les sacrifices consumés, il réalisa néanmoins que si quelques dizaines de milliers de dollars sont un réconfort pour le miséreux, cette somme ne pourra jamais, sans avoir été judicieusement investie, déboucher sur une opulence définitive. Fort heureusement pour lui, Souraj a des facultés de jugement qui dépassent la passion des femmes et du poker et un grand souci pour le bonheur de sa famille. Le bon sens n’est-il pas la chose au monde la mieux partagée, comme dirait l’autre ? Malheureusement, il manque cruellement d’imagination économique, Souraj. C’est là que votre serviteur entre en scène.

- Comme tout cela est théâtral !

Dionys avait conscience qu’à chaque fois qu’il lui fallait, d’une manière ou d’une autre, raconter sa vie, il avait une irrépressible tendance au cabotinage. Une brève discussion avec Gérard sur l’opportunité d’un troisième apéritif, lui permit de reprendre son souffle. Après avoir décidé ensemble qu’il était important de demeurer raisonnables et qu’ils avaient faim, terriblement faim, ce que l’alcool et leur conversation leur avait fait oublier, ils rappelèrent la délicate javanaise pour passer leurs commandes.

Un long moment de silence suivit, à peine troublé par les clapotis du fleuve.

Ce fut Gérard qui reprit la conversation :

- Revenons un peu à cette guerre, avec ou sans guillemets, comme vous voulez.

- C’est à vous de m’en dire plus Gérard.

- Et bien il m’a été impossible d’en savoir quoi que ce soit par les canaux officiels. Tout le monde s’interroge. J’ai lu cependant un article dans un mensuel français. Il avait pour titre : La guérilla la plus con du monde. Pas mal.

- J’aime le titre. Mais à part ça ?

Gérard rougit et toussota avant de continuer.

- Il faut vous avouer qu’il s’agit d’une publication d’extrême-droite.

- Vous n’avez rien à m’avouer Gérard. Vous pouvez, si cela vous chante, sniffer de la cocaïne, jouer au poker l’argent des subventions européennes pour la promotion de la culture locale, cesser de porter des cravates, coucher avec des adolescentes et, bien entendu, lire des mensuels d’extrême-droite. Vous garderez toute mon estime. Vous savez, vos histoires françaises…

- Je n’ai jamais compris ce qui vous distinguait, vous, d’un Français.

- Pas grand-chose Gérard, vous avez raison, juste le fait que je sois Haïtien.

- …

- Juste un petit indice et ensuite nous revenons à notre guerre. Vous connaissez un peu l’histoire d’Haïti mon cher ? Songez à un personnage comme Jean-Jacques Dessalines, l’Empereur. S’il avait fait aujourd’hui ce qu’il a fait au moment de notre guerre d’indépendance, il passerait en jugement, pour, je ne sais pas moi, crimes contre l’humanité, génocide. Vous me l’accordez ?

- En effet, heureux de vous l’entendre dire.

- Eh bien pour moi, le nom de Dessalines est très doux à entendre, justement, j’aurais aimé chevaucher à ses côtés, servir sous ses ordres.

- Eh ben…

- Boisrond Tonnerre est un beau nom n’est-ce pas ?

- Ça sonne bien, c’est vrai.

- Un poète, secrétaire de Dessalines. Voici son œuvre la plus belle, notre déclaration d’indépendance officieuse : « Pour rédiger cet acte il nous faut la peau d’un blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, son sang pour encre et une baïonnette pour plume. » Effrayant n’est-ce pas ?

- Encore une fois, heureux de vous l’entendre dire.

- Eh bien moi ça ne m’effraie pas, ça m’enchante, ça me fait rire… C’est ça être Haïtien, une option esthétique ou existentielle.

- Ténébreux tout de même ! Non ?

En prononçant ces mots Gérard baissa son regard vers son assiette puis s’exclama :

- Je meurs de faim Dionys. Si l’on prenait des nouvelles de nos plats ? Alors cette guerre ? Quelle est votre idée là-dessus ?

- A bien y réfléchir, votre magazine d’extrême-droite a raison : la guérilla la plus con du monde. Ils se tirent dessus en faisant exprès de se louper. On n’arrive pas à grand-chose à ce rythme-là.

- D’un autre côté c’est plutôt sympathique, ce refus de tuer et de se faire tuer.

- C’est très sympathique mais vous savez c’est très mauvais pour les affaires. La guerre rapporte. La paix rapporte. L’entre-deux ne vaut rien.

- J’ai du mal à vous concevoir en profiteur de guerre Dionys.

- Je parlais des affaires en général Gérard, pas forcément des miennes. Je ne connais pas grand-chose aux armes, du moins à leur vente en gros.

- En combustible vous vous y connaissez en revanche.

- Que voulez-vous dire par là Gérard ?

- J’y reviendrais. Continuons à parler de la guerre. Faisons le point.

Leurs plats, enfin, arrivèrent. Des goûté-mwen grillés accompagnés d’une purée de patates douces et de bananes vertes à la vapeur sur un lit d’épinards-pays.

- Un chablis irait à merveille. Qu’en pensez-vous Dionys ?

- Je vous suis.

Et la beuverie de redémarrer.

- Ca a commencé lorsque Houden, à l’époque garde du corps de Santerjee, a prétendu que l’on avait planifié de travestir son assassinat en accident, lors d’un exercice militaire à la frontière.

- C’est vrai qu’on lui avait tiré dessus à balles réelles.

- Y étiez-vous Gérard ?

- Nous avons nos antennes Dionys.

- Alors pourquoi avez-vous tellement besoin de mes lumières ?

- Parce que très sincèrement je ne comprends rien à la tournure que prend ce conflit et qu’il me faut faire des rapports. Je ne suis pas un commerçant libre de ses mouvements comme vous. Je suis un fonctionnaire.

- Il me semble que Santerjee s’est un peu offusqué qu’après lui avoir donné un petit coup de pouce pour prendre le pouvoir, ses anciens employeurs hollandais aient trouvé à redire sur sa manière de mener ses relations avec l’opposition. Vous vous souvenez je suppose des deux jours d’incendies et de massacres à Romanastadt ?

- Oui, les plus démocrates de nos politiciens locaux se sont interdit toute immixtion dans les affaires intérieures d’un pays souverain. Et frère, de surcroit.

- Le gouvernement français aussi s’est interdit toute immixtion et si les Hollandais y ont trouvé quelque chose à dire c’est à cause de l’un de leurs agents, conseiller militaire, qui a pris une balle perdue. Il y avait un journaliste aussi, disparu dans des conditions étranges, qui possédait la nationalité hollandaise. Passons, nous sommes trop soûls pour faire de la morale !

- Et Houden dans cette affaire ?

- Je continue. Maintenant que vous m’avez lancé. Santerjee, fâché avec le monde libre commença à faire des yeux doux à Cuba, et pour se montrer convaincant, nationalisa à peu près tout ce qui rapporte de l’argent aux sociétés étrangères implantées à Mangrovia. Puis, ennemi des solutions extrêmes, il lâcha du lest et tout redevint presque normal, sauf dans la bauxite.

- Je ne vois toujours pas en quoi Houden…

- Le cœur de l’extraction et de la transformation de la bauxite se trouve à l’est de Mangrovia, c’est-à-dire à nos frontières, en plein pays noir-marron, fief de Houden, qui se vante d’y avoir au moins quarante femmes et cent-vingt enfants.

- Vous voyez bien. Tout cela est grotesque.

- Je ne vous suis pas

-Mais enfin, la balle perdue, quarante femmes, enfantin, absurde…

Il manqua renverser son verre de chablis en agitant sa main droite, tandis qu’avec la gauche il faisait des moulinets avec sa fourchette. Compulsivement il saisit la bouteille dans le seau à glace et tenta de se verser du vin. Quelques gouttes dérisoires.

- La petite sœur ?

- Pardon Dionys ?

- La petite sœur ? Une autre bouteille. C’est ce qu’on dit n’est-ce pas ?

- Oui en France. Dans les milieux populaires.

- Aurais-je manqué aux bonnes mœurs en utilisant cette expression ?

- Oh non, au contraire, ça me rajeunit. Ca me ramène à mon enfance. Mon père tenait un café. J’en connais plein d’expressions du même genre. Sans faux-col… pour la bière, servie sans la mousse, et pour définir l’état du camembert : bien guindé ou qui se laisse aller ? Plus personne ne parle comme ça de nos jours, plus personne ne parle d’ailleurs… Je suis soûl Dionys, vous me permettrez une histoire salace.

Il rougissait.

- Voilà, par un soir d’été, je traversais en taxi le quartier de la Bastille, à Paris. Cela se passait il y a un certain temps déjà. Ce soir-là, le chauffeur, me désigna une ruelle obscure, j’en ai oublié le nom, il me désigna cette ruelle et me dit cette phrase merveilleuse : « Ici, on vous taillait des pipes comme avant-guerre. » Merveilleux. Convulsif. Je compris ce soir-là, j’étais pourtant encore jeune, que le temps est, comment dire, irréversible.

Moïse se taisait et tripotait la bouteille vide dans son seau.

- Je ne vous ai pas choqué au moins, Dionys.

Moïse leva les yeux au ciel puis sourit.

- Tailler des… vous comprenez.

- Evidemment Gérard… Alors ? La petite sœur ?

- La petite sœur.

Ils appelèrent la serveuse.

Il fallut lui expliquer le sens de l’expression « la petite sœur » appliquée à une bouteille de vin. Cela l’intéressa vivement et elle promit de s’en souvenir. Ils furent ravis de retenir son attention et de pouvoir converser avec elle au-delà des échanges formels sur les commandes. Elle fut également ravie qu’ils eussent apprécié les goûté mwen. L’idée du lit d’épinards venait d’elle. Ils la félicitèrent. Après son départ ils demeurèrent un moment silencieux. Silencieux et songeurs.

Ce fut Gérard qui reprit le fil de la conversation :

- Houden, Houden, grotesque…

Il éclata de rire.

- Pendant que vous me racontiez votre histoire de taxi et de pipes, Gérard, j’ai réfléchi à quelque chose d’assez amusant.

- Oui ?

- Je vous ai expliqué tout à l’heure ce que, à mon sens signifiait d’être haïtien.

- Vous m’avez presque convaincu d’ailleurs, même si j’ai pu vous paraître un peu… sceptique.

- Eh bien vous confirmez ma définition de… « l’être français »…

- Je vous écoute.

- Être Français c’est se moquer de ce qu’on ne comprend pas. Vous appelez cette attitude : « avoir de l’esprit ».

- C’est fort possible Dionys, fort possible, mais je ne vois pas en quoi… ?

- Réfléchissez Gérard. Ou plutôt soyez honnête avec vous-même.

- Je ne vois pas en quoi…

- Vous prenez Houden pour un nègre arriéré, irresponsable et impulsif.

- Pas vraiment dans le sens que vous imaginez mais avouez que…

- Peu importe qu’on lui ait tiré dessus intentionnellement ou pas. Il a réchappé à la balle qui d’une certaine manière lui était destinée. Qui échappe aux balles possède des pouvoirs, est protégé. Le simple fait de raconter que Houden est sorti vivant d’un traquenard, que lui-même le clame, suffit pour lui conférer un statut particulier. L’histoire des femmes va dans le même sens. Quarante, vingt, cent, mille, cela n’a aucune importance. Personne n’ira faire un recensement. Et ce n’est pas l’idée de la surpuissance virile qui se trouve engagée ici. Tout le monde, sur le fleuve, sait que Houden attire les femmes, depuis son adolescence et même avant. J’en sais quelque chose moi aussi, mais c’est une autre histoire. Ce qui compte, à travers sa nombreuse progéniture disséminée le long du fleuve, hypothétique ou réelle, mais revendiquée, c’est que Houden se trouve pris dans de complexes liens familiaux, claniques. Cet univers d’allégeances, d’alliances, de pactes que vous ignorez et que vous ignorerez toujours car zaffé nèg cè pa zaffé blan.

- D’accord mais…

- Permettez ? A présent que vous avez mis la machine en route... Comme à vous, les tenants et les aboutissants de ces événements m’échappent. J’ai pourtant ma petite idée là-dessus. Avant l’indépendance, les Noirs-marrons de Mangrovia se trouvaient en principe, c’est du moins ce qu’ils pensaient, sous la protection directe de la couronne néerlandaise. Il arrive que l’on retrouve parfois dans les maisons de certains dignitaires, qui se font connaître auprès de vous sous la dénomination de gran man, des portraits officiels de la reine Juliana. Parfois même d’avant-guerre. La guerre en Europe bien sûr. La mondiale. Donc, avec l’indépendance, les Noirs-marrons, pouvaient légitimement penser qu’ils avaient peut-être perdu quelque chose et s’inquiéter de l’avenir. Surtout que leur mode de vie ne s’accordait pas vraiment avec les idées d’Etat-nation, socialiste ou pas, que l’on nourrissait à Romanastadt. En bref, ils auraient souhaité qu’au minimum on leur foute royalement la paix. Tous ces chamboulements autour de la bauxite ont augmenté les tensions. Comprenez-vous mieux ?

- Je pense avoir tout saisi. Lumineux.

- Vous avez bien de la chance. Moi j’ai mis un certain temps à comprendre.

- Ca se tient pourtant. Je prendrai bien un sorbet au comou en dessert.

- Moi aussi. Voulez-vous que je continue ?

- Je vous en prie. Par conséquent Houden voudrait contrôler l’affaire de la bauxite ?

- Je n’ai aucune idée sur les ambitions de Houden en particulier. Tout le monde prétend le connaître et lui prête un certain intérêt pour l’argent et la célébrité. C’est un Noir-marron des villes si vous voulez, sachant très bien jouer sur les deux tableaux. Il a réussi à mettre le fleuve en ébullition. Faut-il encore l’y maintenir, obtenir des avantages personnels en constituant une véritable menace pour Santerjee et en demeurant crédible auprès des siens. Pour ce faire il sait qu’il a besoin d’alliés. Sa guéguerre sans morts ? Pour le moment seulement pleine de bruit et de fureur. Un clin d’œil de ce côté-ci du fleuve, de votre côté si vous voulez. Il tente de vous donner une petite idée de ses compétences. Il sait parfaitement que Santerjee n’est plus en odeur de sainteté depuis qu’il nationalise à tort et à travers.

- Là ça devient très compliqué pour moi. Et la bauxite ?

- En principe les Noirs-marrons ne devraient pas plus s’intéresser à la bauxite qu’à l’or.

- Tout le monde s’intéresse à l’or.

- Et ils s’y sont mis eux aussi. Je sais. Et pas qu’un peu. On les a un peu aidés mais ils n’ont pas fait longtemps la fine bouche. Et à présent yo marè. Vous êtes un minimum créolophone, je suppose.

- Mais oui, mais oui… L’or leur rapporte et vous n’êtes pas le dernier à le savoir.

- Il leur coûte aussi. Réfléchissez. Depuis qu’ils ont échappé à l’esclavage, qu’ils ont eu recours aux forêts, ils ont réussi l’une des plus belles entreprises que des humains puissent concevoir.

- A savoir ?

- Vivre à sa guise sans emmerder les autres.

- Ca en fait des salades.

- Jusqu’à pas très longtemps ça leur a plutôt réussi. Maîtres exclusifs du fleuve, personne ne pouvait en approcher sans passer par eux. Des génies de la pirogue et de la tactique politique. Ils se sont trouvé des alliés suffisamment puissants pour les défendre en cas de pépin et suffisamment lointains pour leur foutre une paix royale. Ils n’avaient besoin d’aucune indépendance puisqu’ils étaient libres depuis trois siècles.

- Bon, mais la bauxite ?

- D’après moi, il se peut naturellement que je me trompe, Houden, sans être un crétin, n’a strictement aucune idée de ce que l’on peut faire avec de la bauxite. Il a compris cependant qu’autant pour Santerjee que pour vous…

- Nous ?

- Les Français, les Hollandais, les Blancs en général, sans oublier les Yankees et les Brésiliens… Il a compris qu’il y avait là un enjeu, un objet de convoitise, qui par malheur ou par bonheur, se trouvait sur son territoire. A la belle époque, quand Malvina et Steinfeld n’étaient pas encore les champs de ruines d’aujourd’hui, Houden entretenait des relations dans tous les milieux. Beau gosse, hâbleur, extrêmement sympathique. Il faut bien le dire, il a su profiter de ses fréquentations pour enrichir sa vision du monde.

- A ce propos, je saute de nouveau du coq à l’âne.

- Décidément, elle vous plaît cette formule.

- Pardonnez mon indiscrétion, mais on vous prête une relation avec cette très belle femme, médecin…

- Corinne Florentiaan oui. Vaste programme.

- Je vous envie. Quelle beauté ! Quelle finesse ! Et pourtant pas si jeune. On prétend à Fort-Bagnard, que bien avant de vous connaître, elle et Houden…

- Il est le père de sa petite fille. Elle a douze ans, bientôt treize. Où voulez-vous en venir ?

- Oh non, nulle part ! Prendriez-vous un rhum vieux ? Pour accompagner le café.

- Il faut bien un prétexte. Pourquoi pas ?

- Je voulais également vous parler d’autre chose, d’un peu plus… embarrassant.

- On aurait pu en parler à jeun.

- Sobre je n’arrive pas toujours à aborder certains sujets. Vous me pardonnerez si je… Enfin… Disons que par me fonctions je suis amené à veiller, plus ou moins, à, disons, la légalité des activités dans l’Ouest, et sur le fleuve bien entendu. Je vous parlais tout à l’heure de votre compétence en matière de combustible.

- Je vous en prie ne vous gênez pas.

- Eh bien voilà. C’est bien vous qui fournissez en carburant l’ensemble des sites d’orpaillage légaux du secteur, de ce côté-ci de la frontière.

- J’assure même l’acheminement des fûts, en sous-traitant bien entendu.

- Un rapport de gendarmerie prétend que vous ne limiteriez pas vos livraisons aux sites légaux, que les clandestins profiteraient également de vos compétences.

- Et c’est pour m’en parler que vous m’avez invité à déjeuner aujourd’hui.

- Vous me blessez Dionys.

- Avouez que les apparences…

- Je vous parle en ami Dionys. Si une enquête prouvait que vous alimentiez en carburant les sites d’orpaillage illégaux, compte tenu de la législation actuelle, vous risqueriez très gros. Le faites-vous ?

- Je ne vous répondrais pas.

- Pourquoi ?

- Parce que je n’en ai pas envie. Parce qu’il n’y a pas de raison.

- Dionys je vous le répète, je suis votre ami.

- Justement, il ne faut pas embarrasser ses amis. Si je vous disais oui, cela laisserait entendre que vous invitez à déjeuner un délinquant. Pour un haut-fonctionnaire…

- Et si vous me disiez non ?

- Ecoutez Gérard, vous êtes un ami, c’est vrai, mais vous avez également un travail qui vous amène à connaître certaines choses, qui vous oblige à vous y intéresser. Vous délivrez des autorisations, vous recevez des rapports. Vous savez comment fonctionnent les approvisionnements des sites légaux. Vous êtes au courant des procédures.

- Les procédures c’est mon truc en effet.

- Vous savez que les propriétaires des sites envoient chaque année au haut-commissariat une « déclaration de besoins », une estimation de la quantité de carburant nécessaire pour l’ensemble des opérations de l’année et qu’il est interdit aux fournisseurs de dépasser.

- Les choses sont assez bien faites.

- Les choses sont extrêmement mal faites. S’il est une activité où ce genre de prévision est impossible à concevoir, c’est bien l’orpaillage. Ensuite, les orpailleurs peuvent aussi faire les estimations les plus fantaisistes, personne ne viendra contrôler quoi que ce soit.

- Et alors, quel intérêt ?

- Ils peuvent donner des estimations qui font le triple de leurs besoins, stocker le surplus et le vendre à des prix, toujours très élevés, et qui varient en plus selon les conditions du moment. Donc les clandestins n’ont absolument pas besoin de moi pour s’approvisionner. Ils peuvent négocier avec les légaux. Quant à moi, je n’ai pas les moyens d’atteindre directement les clandestins il me faut également passer par les légaux.

- Vous êtes logiquement hors de cause et auriez pu répondre « non ».

- Vos fins limiers connaissent également le système. Ils savent qu’ils ont peu de chances de le démanteler et que par ailleurs ceux auxquels, en fin de compte, il profite le plus, ont les moyens de mettre l’Humuc Tumac à feu et à sang contre l’Etat colonial, lequel, entre nous soit dit mon cher ami, tire également son épingle du jeu. Ils auraient pu s’épargner d’enquêter sur moi.

- C’est donc non.

- A moins que je prélève une commission sur les ventes illégales.

- Quel serait leur intérêt ?

- M’inciter à pratiquer des prix raisonnables sur les ventes légales. Et… à ne pas raconter à des représentants de l’Etat les petites combines du milieu.

- Ce que vous venez de faire.

- Tirez-en vous-même la conclusion Gérard. Peut-être que je suis innocent de ce dont on m’accuse, peut-être aussi que je ne suis pas fiable, que je ne me sens engagé par aucune fidélité à la parole donnée, que je n’ai aucune conscience. Un type immoral. Pourquoi avez-vous tenu à me rappeler que Houden était le père de la fille de Corinne ?

- Je ne sais plus. Cela vous a-t-il affecté ?

- Pourquoi voudriez-vous que ça m’affecte ? Pour un type qui a cent vingt enfants, un môme de plus ou de moins.

- Il va pleuvoir.

- Oui il va pleuvoir.

- Dites-moi Dionys, vous n’êtes pas français vous ?

- Je croyais que nous en avions parlé tout à l’heure.

- Non, pas cela. De nationalité.

- Je fais renouveler régulièrement mon passeport haïtien, au consulat, à Fort-Lapide.

- Vous n’aimeriez pas devenir Français ?

- J’ai également la nationalité canadienne.

- Et devenir Français ?

- Le Canada me va à merveille.

- Et votre amie, Corinne…

- Une personne charmante, j’ai dîné avec elle hier soir, nous étions un peu brouillés mais cela va mieux à présent. Aimeriez-vous la rencontrer ? Je pourrai organiser quelque chose.

- Certainement, mais ce n’est pas de cela que je voulais parler. Elle est mangrovienne n’est-ce pas ?

- Nobody’s perfect. Vous voudriez la faire expulser ? C’est impossible. Elle a un statut de fonctionnaire international.

- Vous me blessez en m’attribuant de telles intentions, Dionys. Je n’ai jamais fait expulser personne et m’en porte fort bien. Je suis un administrateur.

- Je plaisantais Gérard. Il faut reconnaître que nous sommes tous les deux très soûls et que l’alcool rend irritable, une fois l’euphorie passée. Néanmoins, il me semble que vous voudriez bien, depuis tout à l’heure, me demander, je ne sais pas, un service peut-être. Et que vous tentez de m’en récompenser par avance, en nationalité française et impunité. Je me trompe ?

- Même soûl, vous êtes perspicace Dionys. Oui j’aimerais vous demander un service. En fait… ce n’est pas moi, c’est ce que je représente.

- L’Europe ? La France ?

- Un peu des deux peut-être. En fait je ne suis qu’un intermédiaire.

- De qui ? De quoi ?

- Permettez-moi de vous présenter l’affaire et je donnerai tous les autres renseignements ensuite.

- Je vous écoute.

- Nous n’allons pas recommencer alors j’essaierai d’être synthétique. Vous savez que depuis que nous sommes brouillés avec Carlo Santerjee…

- Excusez-moi, vous savez bien que je n’ai pas trop l’habitude du nous. De qui parlez-vous ?

- Des gouvernements européens en général et de la France en particulier. Nous avons préféré nous fâcher avec Mangrovia plutôt qu’avec la Hollande. C’est compréhensible.

- C’est très compréhensible. Mais d’après ce que je sais, officiellement vous ne représentez pas la France ici, mais l’Europe.

- Ne jouons pas sur les mots Dionys. Vous savez bien que c’est la France qui s’occupe de ce pays.

- De ce pays-ci, oui. Mais pas de Mangrovia. La France ne doit rien à Mangrovia et Mangrovia ne doit rien à la France. A peine si une ambassade y existe.

- Et bien nous y voilà. Nous n’avons aucun moyen de savoir vraiment ce qui s’y passe. Nous avons besoin d’informations.

Une croûte blanchâtre s’était formée aux commissures des lèvres du sous haut-commissaire.

Il reprit, laborieusement :

- Et à propos d’ambassadeur, il est davantage un problème qu’une solution. S’il nous arrive d’être soûls tous les trois mois, il l’est, lui, tous les jours que le bon Dieu fait. Vu l’étendue de ses responsabilités ce ne serait pas vraiment gênant, mais il a tout de même des obligations protocolaires. Enfin, nous sommes démunis.

- Je ne comprends pas pourquoi, à mon âge, je devrais aller jouer les agents secrets à Romanastadt, en plus pour les beaux yeux de la princesse, alors que n’importe qui pourrait s’y rendre le plus naturellement du monde. Pour une dictature marxiste-léniniste en guerre l’ambiance y est plutôt décontractée.

- Oui, je sais. Figurez-vous qu’un bon nombre de humuciens mâles sont prêts à braver les inconvénients de la route, deux ou trois barrages de rançonneurs rebelles ou officiels, de possibles balles perdues, le couvre-feu à Romana, la pénurie alimentaire, pour la simple raison que quelques bordels fonctionnent encore et que les tarifs ne dépassent pas dix dollars.

- Vous n’avez plus de soucis à vous faire Gérard. Les bordels sont d’excellents centres de renseignements. Moi-même j’y ai souvent beaucoup appris. Envoyez n’importe qui baiser des putes à dix dolls et le tour est joué…

- On voit bien que vous n’avez pas un patron au-dessus de vous.

- Vous voulez parler du haut-commissaire de Fort-Lapide ? Son Excellence ?

- Si ce n’était que cela ce ne serait pas bien grave cher ami. Un peu plus au-dessus si vous voyez ce que je veux dire. Pardonnez-moi, je ne peux pas vraiment vous en parler. Je sais que tout cela est embarrassant Dionys. Vous croyez que j’essaie de vous manipuler et c’est un peu vrai. Mettez-vous pourtant à ma place. On exige de moi des résultats, rapidement. On me demande, en effet, de découvrir la perle rare, l’agent secret idéal, à la fois homme d’action et analyste. Ils auraient aimé un Français par-dessus le marché mais ils ont su se montrer raisonnables en fin de compte.

- Et comment en êtes-vous arrivé à la conclusion que la perle rare ce pourrait être moi ?

- Ce qui me gêne le plus dans cette affaire est que vous pourriez vous imaginer que je ne vous ai invité à déjeuner que pour vous extorquer votre accord. Je fais un sale boulot.

- Ne vous recouvrez pas la tête de cendre Gérard. Nous ne sommes pas dans un roman russe. Je ne vous accable pas. J’ai fait pire pour obtenir satisfaction.

- Alors, vous acceptez ?

- Je n’ai pas dit cela. Je répète ma question : pourquoi moi ?

- Parce que vous avez fait de très bonnes affaires avec Mangrovia, juste après l’indépendance. Vous leur auriez permis de se doter d’une compagnie aérienne.

- A partir d’avions achetés en Jamaïque, à Barbade et à Trinidad, oui. Une belle aventure. Beaucoup d’intermédiaires et de négociations.

- Santerjee tire des revenus substantiels de sa flotte aérienne et à toutes les raisons du monde de vous apprécier.

- Ce n’est pas entièrement faux.

- Il lui faut cependant assurer l’entretien de ses appareils et dans les circonstances actuelles cela s’avère, pour le moins, délicat.

- Je suis astreint à respecter l’embargo comme tous les honnêtes citoyens de notre Etat associé, Gérard. Vous ne m’inciteriez pas à violer la loi, je suppose.

- Rien ne vous interdit de rendre visite à un vieil ami. De prendre de ses nouvelles. Bien entendu, les choses sont un peu plus compliquées que cela. Si vous acceptez il vous faudra vous rendre à Fort-Lapide et y rencontrer quelqu’un. Une sorte de coordonnateur.

- Ce n’est pas en m’infligeant un supérieur hiérarchique que vous allez me convaincre.

- Un collaborateur, tout au plus.

- Je vous infligerai à mon tour deux ou trois jours d’incertitude et vous donnerai une réponse. Vous avez peut-être gagné mais ne vous réjouissez pas trop tôt. Ça porte malheur.

- Comment vous remercier ?

- En me raccompagnant chez moi. Je suis très soûl et il est tard.




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