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  • Photo du rédacteurCretté Alexandra

Ma Bibliothèque idéale, interview d'Alexandra Cretté pour le Nouvelliste- tableau de F. Vaillant


Interview menée par Marc Sony Ricot.




Quel est le véritable rôle de la lecture dans votre carrière d'écrivain ?


La lecture est une école d 'écriture. C'est la plus importante, celle que l'on se donne à soi même et que l'on échange avec les autres comme on partage le pain, le riz, l'eau. Toute notre vie durant ce que nous lisons façonne notre vision du monde, notre regard et nos émotions sur l'époque que nous traversons. C'est un regard sur le passé et sur le présent. Sur ce qui a été écrit et sur ce qui reste à écrire. D'une certaine manière, on devient écrivain en imitant ce qu'on lit. En s' y opposant. En y apprenant l'art de la variation. Nous sommes lecteurs et relecteurs de nos propres textes. Les lecteurs de nos livres s'approprient et transforment nos œuvres, ils deviennent à leur tour des vecteurs du sens de ce qui est écrit. C 'est une grande noria du monde que la lecture. Elle nous façonne en tant qu'êtres de récit. Il y a toutes les expériences possibles dans mon rapport à la lecture: le voyage, l'aventure, l'amour, le désir, la faim de connaître, la peur, la joie, la révolte... Elle a toujours été le double de ma vie intérieure. Je me souviens que je l' ai longtemps préférée à la vie réelle, que je me gorgeais de mots pour ne pas voir la réalité du monde. J'ai mis devant mes yeux les romans d'Alexandre Dumas, de Victor Hugo, d’Émile Zola, les pièces de Camus, dans mon adolescence. Je voulais rêver et frémir. Prononcer des phrases définitives qui seraient comme inscrites dans le marbre. Et vivre dans d'autres lieux et d'autres époques. Écrire ensuite par orgueil aussi, car cela me paraissait le plus beau métier du monde. Tout a commencé d'une façon un peu trop romantique entre moi et les mots... avec le temps, cette relation a changé. Elle est devenue plus compliquée et plus réaliste.


LN :Selon vous pourquoi lire ?



Il y a mille raisons. Pour ne jamais s'ennuyer. Pour vivre plusieurs vies à la fois. Pour approfondir ce que l' on pense. Pour maîtriser le réel. Pour communiquer avec les autres. Pour communiquer avec soi-même. Pour découvrir l'inconnu. Pour être seul. Pour mieux digérer. Pour mieux dormir.

On oppose souvent le fait de lire et celui de vivre les choses. Les lecteurs seraient des timides de la vie. Je ne le pense pas. Je pense au contraire que la lecture m' a rendue plus exigeante de la vie. Plus attentive à la variation des choses et plus précise sur le sens de ce qui se passe. Comme affûtée par l' usage de la narration. Sans parler de la confrontation à la pensée des autres, selon son propre rythme, si nécessaire dans un monde où le brouhaha du discours immédiat est omniprésent. Et puis, il ne faut pas oublier que l'on peut tout lire. Il n' a pas de hiérarchie dans l'expérience de la lecture, rien qu'une pratique. Tolstoï ou un manuel de botanique. Une présentation du réseau ferroviaire de l´Inde et La Danse sacrale d´Álejo Carpentier. Naruto et Yukio Mishima.

Le plus important, c'est la question de l'accès à la lecture: par l'alphabétisation et par la disponibilité de l' univers de l'écrit. La maîtrise de la lecture permet l'autonomie face aux savoirs extérieurs, elle permet de vérifier et d'approfondir, d'être à l'origine de sa propre formation, elle est un droit intellectuel de tout être humain dans notre monde contemporain. De plus, aujourd'hui, nous avons tous à portée de quelques mouvements de la main des informations ou des échanges réservés pendant des siècles à quelques érudits fréquentant les universités centrales du monde: Nalanda, Alexandrie, Tombouctou, Cordoue, la Sorbonne, Oxford... C'est une immense source de formation, souvent encore trop limitée à quelques usages de consommation. Mais il est vrai que nous ne sommes encore qu'aux décennies de naissance des ressources d´internet.


LN: Quels sont les livres qui vous ont le plus marqué, disons mieux enrichi, depuis vos débuts en littérature ?



Je pourrai répondre que tous les livres que j' ai lu m'ont influencée, mais je peux cependant me concentrer précisément sur l'écriture poétique, puisque c'est celle que je publie, que je donne à lire aux autres. En ce qui concerne la construction de mon écriture poétique, je pourrai donner quelques points centraux.

La première œuvre fondamentale, ce sont Les Illuminations de Rimbaud. Il s' agit pour moi de la première confrontation avec une évidence de la nature du langage poétique, celle de produire une étrangeté cohérente, de créer une nouvelle version de la langue par l'écriture. C'est ce que font tous les grands écrivains: une version parallèle du langage, à la fois propre et universelle.

La deuxième œuvre importante en poésie, serait le Poème Sale de Ferreira Gullar, le poète brésilien qui a réconcilié en moi deux tendances qui s'étaient fâchées avec le temps, à savoir le lyrisme et l'engagement. Lire ce recueil a été comme une révélation de ce qui devait être fait, non pas seulement dans le style mais aussi dans l'engagement de la voix poétique, dans la capacité à assumer un rapport au mode politique et actuel.

Pour finir, je parlerai de Ĺ Oiseau Schizophone de Frankétienne, parce que c'est une œuvre totale. Elle exprime une puissance presque infinie du langage et une gigantesque liberté, comme un éternel retour nietzschéen vers une enfance prométhéenne. C'est une œuvre-école, une œuvre-monde.



LN: Ily a des lecteurs et lectrices qui lisent avec une bougie allumée, un air de jazz. Quel est votre rituel de lecture ?



Aucun. Lire est dans ma vie une activité aussi continue et banale que de manger, de boire ou d' aimer. Je lis en marchant. Le matin au réveil, si le livre est très bon. A mon fils, tous les soirs avant de dormir. Je lis en voiture, lors d' un long trajet. Je lis entre deux cours, quand je travaille. Je lis en attendant devant la grille de l'école. Je lis debout à la caisse du supermarché. Je lis le dimanche et le lundi et tous les jours s'il le faut pour finir mon livre. Il y a toujours un livre à lire dans ma maison. Il y a un peu partout chez moi de petites piles de livres qui attendent d'être lues, comme les animaux familiers attendent la caresse ou la flatterie de l´humain le plus proche.



LN :Racontez-nous vos plus beaux souvenirs avec les livres.



Un premier souvenir, très important: J'ai douze ans, c' est le soir. Je suis dans la cuisine avec ma mère. Le repas chauffe sur la plaque électrique. A un moment elle s'arrête et va chercher sur l'étagère un livre que je n' avais jamais vu. Elle l'ouvre et elle me lit les premiers vers du poème A une mendiante rousse, de Baudelaire. C'était Les Fleurs du Mal. C'est mon premier souvenir de poésie. Les premiers vers que j' ai reconnus comme tels.


Blanche fille aux cheveux roux

dont la robe par les trous

laisse voir la nudité

-et la beauté.


Je n' ai jamais oublié. Aujourd'hui j'écris des livres de poésie.


Un autre souvenir: En terminale, je découvre le roman Texaco, de Patrick Chamoiseau. Je ne sais plus comment le livre tombe entre mes mains. Je découvre une autre version de la langue, belle, foisonnante, renouvelée, riche et limpide dans l'histoire terrible et belle qu'elle raconte. Le récit du quartier de Texaco et les petites gens qui y vivent des montagnes d'aventures quotidiennes et mythiques. La culture créole martiniquaise, que je connaissais par la fréquentation sociale et les amis, devient art littéraire et renouveau linguistique. J'ai tout lu et j'ai continué ensuite: Césaire, Glissant, Confiant. Ce fut mon sésame pour entrer dans l'univers gigantesque et foisonnant de la littérature francophone. Je n'en suis jamais vraiment sortie.


LN :Quel est le roman qui vous a le plus aidé dans votre vie ? Quand je dis le plus aidé,cela veut dire un livre qui a changé votre vision de la vie.Qui vous a fait agir différemment.Un roman qui vous a frappé en plein cœur. Qui vous a donné un peu de souffle, de fraîcheur.


Il y a quelques romans qui constituent pour moi des expériences totales de l'écriture et dont on ne peut sortir indemne. Des livres qui nous font devenir autre. Il y a ceux qui le font avec une violence et une rage poétique démente, difficile à soutenir: Voyage au bout de la nuit de Louis Ferdinand Céline, Le bruit et la fureur de William Faulkner, Lolita de Nabokov. Il y a ceux qui le font avec grâce et splendeur: les Arbres musiciens de Jacques Stephen Alexis, Les Nourritures Terrestres d'André Gide, Le Chant Général de Pablo Neruda. Il y a ceux qui m'ont permis de me construire en tant qu'autrice: L ́Invitée de Simone de Beauvoir, Beloved de Tony Morrison, Amour, colère et folie de Marie Vieux-Chauvet. Tous ces livres ont été des étapes déterminantes pour comprendre ce que cela peut être que d' écrire. J'étais une personne différente en fermant chacun de ces livres .



LN :Pouvez-vous nous présenter votre bibliothèque ? Y a-t-il plus de poésie que de romans ? Quel rapport avez-vous avec votre bibliothèque?




Ma bibliothèque n'est jamais assez grande, je la voudrais infinie. On y trouve un peu de tout. Beaucoup de romans. Jorge Amado et Marguerite Duras. Dany Laferrière et Marie Vieux-Chauvet. De nombreuses bandes dessinées. De la poésie, pas assez. J'ai perdu mon exemplaire tant adoré de Poème Sale de Ferreira Gullar, je ne sais quand et je ne sais ou. Pavot et mémoire de Paul Celan. Du théâtre. De la philosophie et de l'histoire. Des romans de science-fiction politique. Des livres d' art. Des dictionnaires. Des classiques. Shakespeare et Faulkner. De l'antiquité a aujourd’hui. Sophocle et Pierre Michon. Des auteurs du monde entier, inépuisable source de joie pour le lecteur. Chimamanda N´Gozie Adichie et V.S Naipaul. J'aimerais posséder tout mon temps pour lire et procéder de façon systématique: par zone géographique, par ordre chronologique, presque par ordre alphabétique. Pour pouvoir embrasser les livres avec une sorte de puissance intellectuelle qui m'échappe. Car je suis finalement sur ces holzwege, ces chemins qui ne mènent nulle part, dont parle Heidegger. Je suis une flâneuse irréductible, curieuse d'une chose et de son contraire. Parfois je me jette dans la lecture de tout un auteur. Parfois je flâne, je fais une nouvelle pile où tout est mélangé; poésie, roman, essai historique, B.D et où je vais puiser à loisir. Plus tard, je prendrai le temps de la ranger, cette pile. Ou de faire semblant de la ranger quelque part. J'aime savoir que je suis la seule à pouvoir trouver un livre dans ma bibliothèque. C'est un plaisir louche et contradictoire.


LN :Si vous allez sur une île déserte et avez le choix d'y apporter un livre, lequel emporteriez-vous ?


Si je devait fuir sur une île déserte, car ce ne pourrait être qu'une fuite, l’urgence de la situation ne me permettrait pas d'hésiter trop longtemps mais je me permets cependant ici d'hésiter entre deux romans, tant qu'on puisse les circonscrire à ce genre: LeTiers Livre de François Rabelais et Pantaleon et les visiteuses de Mario Vargas Llosa.. Il y a conflit en moi entre le burlesque du passé et le burlesque du présent. Le rire, en tout cas, est ce qui doit être gardé et chéri, parce qu'il nous guide sur le chemin de l'autodérision et de la connaissance ouverte et joyeuse. Il nous permet de mettre les monstres au loin et d'ouvrir de beaux mondes à la poésie. Il n'est pas seulement question ici de tourner en ridicule le tyran, le papefigue ou l'armée, mais de changer notre regard sur le monde et de proposer par l'écriture un autre chemin. Tout comme le trajet du bateau de Pantagruel est avant tout un voyage de l' esprit sur le monde. Tout comme l´errance de Pantaléon Pantoja avec son bataillon de prostituées est une mise en abyme du geste sans cesse réitéré de l'écrivain pour décrire ce qui ne peut l'être: le labyrinthe infini de l'Amazonie, oú le sens des choses humaines se perd, se confronte a bien plus vaste que lui, et rit de lui même.







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