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  • Photo du rédacteurCretté Alexandra

Lycéenne - une nouvelle d'Alexandra Cretté, illustration d'Alizée Thomas

Dernière mise à jour : 19 févr. 2022




Pour mon ami, JJJJ Rolph



A la barbe des gens qui peuplent les terrasses de café poussent de merveilleuses histoires. Dans leur verres collants de sodas orange ou violet. Au creux de leur coupe de glace. Sous leur cigarette oubliée au coin du cendrier. Sur l’écran de leur conversation WhatsApp. A l’ombre des anciennes vérandas des maisons créoles. Sur les banquettes des cafés lounge. Écrans plats, meubles design, carte de cocktails, musique discrète.

Je fréquente à l’envie ces espaces de sociabilité ouverte, où chacun se reconnaît ou se retranche. J’y ai entendu des histoires fantastiques. En confident, en chapardeur, en oisif. Tout est possible pour celui dont l’œil est aussi acéré que l’oreille.

Ce fut en une belle fin de journée de saison sèche, sur cette terrasse d’un bar cayennais à la mode, où l’ombre s’épaissit au fur et à mesure de la journée comme un gros chat paresseux, que je pus recueillir l’histoire qui va suivre. Elle est absolument vraie. Cela fait sa saveur et son prix.




Je voyais souvent s’installer, à l’ombre d’un eucalyptus en large pot, un énergumène connu des conversations du centre ville. Jeune homme nonchalant, souvent vêtu de rouge, épaulette estampillée de l’ écu d’une marque à la mode. Cheveux en graine. Lunettes miroir. Boucle perlée de jais à l’oreille. TiPoèt était d’une présence chantante ou parfois fracassante. Doucereuse dans la fin du jour. Tonitruante aux heures de la grande sociale du samedi. TiPoèt était TiPoèt : je n’ai que ce nom à vous offrir. Étudiant brillant perdu en cette deuxième décennie du vingt et unième siècle, il perchait son érudition gréco-latine sur les marches de la bibliothèque Franconie. Son portable à la main, il enchaînait les locutions de Tacite ou les citations de Tibère sur d’innombrables groupes WhatsApp. Pour ne pas trop crever devant la gueule ouverte du monde, il déclamait à l’envie moult vers de Castera ou de Glissant devant toutes les responsables culturelles qui passaient à sa portée.

Il avait la conversation facile, du temps plus que personne d’autre, et une absence totale de moyen de transport motorisé. A la fois maître et prisonnier du petit centre de Cayenne. Comme il le disait lui même, c’était là son intime et perpétuelle tragédie.

Il s’ennuyait.

Il sirotait son éternel Coca Cola. Son portable posé devant lui vrombissait régulièrement pour annoncer ces like, ces articles, ces photos qui gonflent les mémoires virtuelles de nos petites machines platement rectangulaires. TiPoèt, la plupart du temps, faisait montre d’un flegme plein et maîtrisé, rond comme un abricot mûr. Cependant ce jour là, il s’agitait de plus en plus, à l’instar de sa petite machine convulsive. Il lisait messages sur messages. Se raclait la gorge, murmurait, se grattait les genoux, riait sous cape, enfonçait ses orteils dans le gravier, bullait son soda en sus, tapait énergiquement des messages longs puis courts. Enfin il regarda sa montre, leva les yeux aux ciel et soupira.

Après la tempête intérieure, le calme affûté. Il sembla tendre l’oreille à un message venu des limbes. Ses traits se tendirent. Sa mâchoire apparu sous la rotondité joviale de ses joues. Il sentait venir tous les sens du vent. Il ferma les yeux. Et commença alors à se détendre, imperceptiblement.

Lentement, il eut le sourire du chat du Cheshire.

On entendit alors, au loin, comme une sirène d’ambulance. Encore un de ces véhicule qui couramment découpaient de stries sonores la musique lente de l’air de Cayenne. De lointain, le son se rapprocha. Puis s’éloigna de nouveau.

TiPoèt avait retrouvé son indolente indifférence.

Quelques minutes plus tard, je vis débarquer un des ses compères de fin d’après midi ou de mitan de journée. Un garçon de son âge, préposé au paiement des Coca et à l’admiration, mais aussi fort bavard, animateur de radio et donc oreille et voix de tous les cancans politiques et sociétaux de notre petit peuple d’Amazonie. Myrtho Fazer. Son nom m’est revenu.



Il prit place au coté de son compère, en mine de conciliabule de la plus haute importance.

- Frère, , je suis sûr que tu as, comme moi, entendu les dernières nouvelles.

TiPoèt ne releva pas. Il se contenta d’un geste vague de la main, comme pour chasser une fumée incommode.

- Frère, reprit le comparse, la rixe sur la Palmiste ! C’est déjà sur tous les réseaux. Je sais que tu as déjà vu tout ce qui circule. Tout le monde ne parle que de ça, frère !

TiPoèt posa son verre vide sur le plateau de la table. Il leva les yeux sur son ami. Il était calme autant que l’autre semblait excité.

- Il y a deux semaines…commença t-il.

- Frère, tu m’embrouilles avec tes semaines. Je te parle de ce qui vient de se passer. Là ! Là même ! Là ! Au coin de la rue ! le coupa Myrtho.

TiPoèt mit son doigt sur ses lèvres. Comme pour apaiser un enfant trop bavard. Ou pour apprendre quelque chose à un simple d’esprit.

- Il y a plus important : il y a deux semaines, sache-le, j’avais disposé mon corps d’une élégance quasi princière au coin des rues Damas et Payé. J’attendais. La journée était chaude, on prenait le soleil au cœur des yeux. J’y attendais une sorte de déesse presque aussi princière que moi, que j’avais déjà croisé à la sortie d’un café à la mode, Chez Frann’. Mon cher, une liane de velours que cette fille. Des cils longs. Une bouche charnue et ourlée de brume lunaire. Des jambes infinies qui sortaient de l’uniforme de l’Externat Saint Claude. Bref, une reine de Saba dans la vie d’une fille à papa.

Les yeux de Myrtho clignèrent. Il comprenait. Il calma les questions embouchonnées à l’arrière de ses oreilles et écouta.

- J’attendais cette perle de plaisir avec toute la confiance en mon destin que vingt trois années de vie exceptionnelle ne pouvaient que me donner. Je l’avais vu dans mes rêves : il n’y aurait que nous deux. Elle n’avait de chemin que le mien. Comme dans un film d’Antonioni le son serait coupé. Il ne reprendrait qu’au moment où nos mains seraient jointes. C’était inscrit ainsi sur la bible de mon cœur. Rien ne pouvait me faire dévier de ce fleuve de certitude. Et je la vis. Elle arriva. Plus fine que le héron d’eau.

Tout le corps de TiPoèt se reconfigura sur sa chaise. Je le savais bon acteur, mais j’assistai là à une transfiguration. Il devint la fille. Ses jambes parurent s’allonger et s’enrouler l’une à l’autre. Ses bras trouvèrent une torsade naturelle pour compléter l’angle de son buste. Ses mains commencèrent mille chatteries à caresser le vent. Une moue boudeuse et enfantine apparu à ses lèvres. Son regard, quand à lui, assassin. Il toisa son double imaginaire. Un long tchip d’infini mépris chuinta du bout des lèvres attendues.

- « Petit garçon, il paraît que tu as des prétentions. Si tu prétends, achète toi de quoi ne pas être ridicule : mes pieds ne se posent pas à terre pour rien. Tu vois bien que tu ne peux rien pour moi, alors va rejoindre tes inutiles près de ta maison pleine de livres. »

Ce n’était pas la voix suave d’une mie qui avait franchi les lèvres de TiPoèt Habité, mais une vilaine voix de pian, toute défigurée de suffisance.

TiPoèt se vida de la présence de la fille et se mit à fulminer :

- Mon frère, je suis resté vidé sur ce bout de trottoir lorsque j’ai eu entendu cela ! La colère a été tellement violente qu’elle m’a sidéré ! J’allais offrir à cette fille le fond de mon âme. J’étais sur le point de consacrer mes jours et mes nuits à l’écriture de son Chant Général. Je n’en pouvais plus du désir de lui susurrer toute la beauté du monde. A elle !!! Elle !! Avec son âme plus sale qu’un cul de guenon ! Je me suis senti tout à coup encore plus fils de Louis Delgrès et de Justin Catayée ! Cette sombre bourgeoise au con plus haut que la tête venait d’insulter toute la grandeur populaire du citoyen! Je l’ai haïe encore plus fort que je l’avais désirée ! J’ai regardé mes pieds d’homme libre. J’ai chéri tous les livres que j’avais lu ! Je les ai remercié de m’avoir sauvé de ce monde crétin! J’ai craché sur le sol. Là où elle avait posé sa médisance.

Il s’engagea dans un silence plein d’éloquence. L’air pesait de sa révolte.

- Ami, je comprends ta colère. La fille n’était ni lucide ni de qualité. Mais je voulais te raconter le grand combat du jour, le tchok historique !

TiPoèt le fixa et reprit :

- Je t’ai dit que j’ai craché sur le sol. Jamais je n’ai tant réagi à une insulte ; j’ai mis un temps certain à m’en remettre et j’ai coupé toute relation avec des personnes de Saint Claude. Ce n’est que quelques jours plus tard, sur cette même terrasse d’ailleurs, que j’ai croisé à nouveau cet univers en la personne de Justin Magloire…Tu sais, le petit gros. Terminale. Fils du magasin de la rue De Gaulle. La galerie, là, pleine de frigos et de machines à café. Il a une tête à s’appeler Bon Fils. Toujours propre et rond. Toujours suffisant dans sa bonne famille. Cet énergumène me regarde comme un cactus planté dans son cul. Je lui fais son devoir de philo contre un livre de mon choix à la librairie. Je crois que ça l’agace de me voir écrire sur Hegel alors qu’il peine à comprendre une définition du Larousse. Je le sais car il m’a demandé deux fois la définition de « rotation »...S’il a son bac, ce sera miracle. Sa mère a déjà sacrifié trois cabris au temple de Matoury. En vain, me semble t-il…Enfin…

Je reprends mon histoire : ce petit monsieur a des prétentions de séducteur, comme nous tous d’ailleurs. Des prétentions qu’il jette principalement sur des petites jeunes filles de quinze ans, elles aussi à Saint Claude ; quoique parfois il s’encanaille à désirer en dessous de sa classe et plus vertement. Du coté du canal, il caresse des surinamaises de vingt trois ans lorsqu’il aide son père et fait des livraisons pour les bars. Je l’y ai croisé un vendredi soir. Mais il courtise surtout dans son récif, d’où mon intervention. Il est venu me chercher un début de soir, prétextant quelque commentaire d’un texte de Hobbes qui ne provoquait chez le pauvre bougre qu’une profonde migraine. Mais la vérité, c’est qu’il voulait que je lui écrive une lettre d’amour. Ou un poème, ou les deux. L’important était à ses yeux l’efficacité : la récupération entre ses bras de la belle convoitée, une chabine un peu timide, yeux en amande, tresses sages, rousseur candide de tâches de sons…

- Ah ! Il t’a demandé de rédiger sa lettre poème ? Il n’a pas vraiment d’amour propre...

- Ou alors il est fort lucide...Tu sais, il m’a ému le bougre. Je l’ai cru amoureux. Moi qui venais d’être éconduit, je me suis fait une belle image de solidarité entre amoureux des jeunes filles en jupe de la rue Payé. Je me suis dis que pour une fois j’allais la lui écrire gratis, sa jolie petite lettre d’amour.

-Tu as la lettre sur toi ?

-Oui. Dans mon téléphone. Je vais te la lire. Lorsque je l’ai donnée à Bon Fils, j’ai cru qu’il allait s’évanouir de joie.

TiPoèt appuya sur l’écran tactile de son téléphone. Glissa sur quelques icônes. La lumière de l’écran brillait légèrement dans le soir rose qui tombait. Sa voix se fit à la fois déclarative et intime :


«Cette nuit je ne peux pas dormir . Ton sourire a déchiré toutes mes certitudes. Saurai-je encore une seule fois fermer les yeux sans explorer les détails de ta beauté de corossol ? Je regarde la porte de ma chambre et elle me mène vers toi. Tout ce que je regarde me mène vers toi. Ne me dis pas que tu ne me veux pas. Laisse moi plutôt mourir d’amour dans les bras de ma solitude. Je ne me lasse pas de murmurer ton nom à toutes les lumières du soir. Celles du ciel et celles de la terre. La rue n’a plus de portes ni de fenêtres. Tout est ouvert au creux de tes seins.

Non, cette nuit je ne peux pas dormir. Je ne peux que contempler au fond de moi la trace gracieuse que tu as laissé. Caresse de fougère, soupir d’orchidée. Ta main frôle l’ombre de mon désir et me rend fou. Tu lis cette lettre et je tremble. Il me semble que je meurs et renais un peu plus en l’écrivant. Ne sois pas trop rude. Ne sois pas trop forte. Ne m’oublie pas tout de suite. Laisse moi espérer errer encore un peu dans ton rêve. »


- Il a absolument et malheureusement voulu écrire les deux dernières lignes avant d’envoyer le message. Il a du ajouter quelque chose comme « Tu es loin de mes bras mais pas de mon cœur » ou « Je vois toutes les étoiles du ciel dans tes yeux »… J’ai remis le poème entre ses mains et après je n’ai rien voulu voir.

Myrtho se trémoussait depuis quelques instants, joyeusement, sur son fauteuil. Il se retenait. Il avait visiblement lui aussi des informations de première importance sur cette affaire.

- Et tu sais à qui il l’a donné ? Je veux dire, à qui il l’a vraiment donnée, cette lettre ?

Le confident jubilait dans la retenance des détails son ragot du jour.

- Non… Je te dis que je n’ai plus rien touché là dedans…

- Mais si ! Magloire a voulu rentabiliser la chose. Il était si content qu’il s’est senti pousser des ailes et des idées de Prophète de l’Ancien Testament ! Il a envoyé la lettre à sept jeunes filles. Autant de Sarah ou de Bethsabée de circonstance… Brrr... Sept vierges pour Justin Magloire, c’est beaucoup trop de travail et d’innocence châtiée.

Malgré tout son art de la posture flegmatique, TiPoèt ne put réprimer un geste de surprise à l’annonce du chiffre. Myrtho avait bien préparé son coup. La conversation prenait une tournure inattendue.

- Les sept vierges choisies sont fort charmantes. La rumeur confirme qu’elles étaient toutes de Saint Claude : une Shaïna, une Amanda, deux Jenny, une Oriane, une Vaïna et finalement la petite lolie à lunettes, Dulcinéa. Notre joli cœur a envoyé à chacune un message qui contenait la lettre, accompagné d’une image romantique adéquate d’après lui, un petit dauphin bleu sur fond de ciel rose.

- Ah...le goût et la jeunesse des filles en fleur, comme le disent Dany et Proust ! TiPoèt s’était repris et retrouvé. Il leva les yeux au ciel. Et Myrtho continua.

- Laisse-moi t’apprendre à présent toute la suite de l’histoire : les conséquences rocambolesques et le cataclysme hebdomadaire, récit savoureux s’il en est ! Tu sais ce que font les filles de cet âge, ces sortes de soirées qui mêlent conciliabules de chipies, pizzas, films d’épouvante, bonbons, ragots, coca et confessions intimes...Je crois qu’on appelle ça une soirée pyjama...ce qui m’a tout l’air d’être l’une des terrasses qui mène droit dans l’Enfer! Myrtho s’amusait tout à fait.

- Et bien, il est régulier aux péronnelles de Saint Claude d’en organiser. Entre filles du même monde, on se fait des douceurs et des bises perlées de fiel.

Ti Poèt l’écoutait, un sourcil presque relevé d’attention inattendue.

- Mais les Dieux s’étaient, du haut des Tumuc Humac, réunis pour punir Justin Magloire, de sa morgue, de son orgueil: ils ajustèrent leurs tirs et firent en sorte que les Sept filles participent trois jours après l’envoi de la lettre à la même soirée pyjama ! Vois d’ici la scène ! La chambre rose. Le lit blanc avec sa couette à volants. Les sept jeunes corps féminins un peu partout étalés. C’est sûr, chacune avait la main sur son portable, cherchant l’instant propice pour exhiber son trésor : la lettre d’amour d’un Terminale ! Chacune avait au fond de son cœur l’envie de briller au dessus des autres par cette conquête imprévue. Chacune savourait par avance le moment où elle deviendrait le centre de l’attention, peut être même de la jalousie, car après tout et en regardant de loin, Justin Magloire n’était pas tout à fait le pire des Terminales… Grands espoirs et petites réalités…

Je ne te dis pas combien le ciel est devenu noir au dessus de la maison lorsqu’elles constatèrent avec stupeur qu’elles avaient reçu toutes les sept la même lettre ! Le même mirage d’amour ! Ô fureur ! Ô dépit ! Elles commencèrent évidemment par se tancer mutuellement, s’accusant d’avoir eu une œillade avec Justin en cachette, ou encore de lui avoir suggéré d’envoyer la lettre à d’autres pour se moquer. L’aigreur montait. Les pizzas devenaient sèches et immangeables. On arrêta d’éventrer les sacs de bonbons. Pour continuer à frimer, l’une d’entre elles sorti une cigarette et l’alluma, sans faire attention le moins du monde aux protestations inquiètes de Dulcinéa, qui voyait déjà ses parents arriver et son accès à Netflix s’évanouir pour au moins deux mois.

- Tu as des yeux et des oreilles dans toutes les maisons de la ville, à ce que j’entends, ironisa TiPoèt.

- C’est vrai. Myrtho paru flatté.

- J’ai mes entrées dans les ragots de Saint Claude. Je suis sorti il y a peu avec la grande sœur d’Amanda. Nous restons en bons termes, elle adore mon émission. Elle aime bien être toujours au courant de ce qui se passe avant tout le monde. On fait du donnant -donnant. Je vais tout à l’heure à la radio. Je pense y faire une petite chronique bien sentie sur tout ça.

- Ah ! Nous sommes en répétition générale alors, frère ! glissa TiPoèt.

- Tu me démasques ! Mais revenons aux petites outragées. Après avoir bien noirci, les nuages se sont dissipés. Ou du moins elles ont finis par comprendre que l’unique coupable, leur principal arnaqueur, celui qu’elles devaient faire payer, c’était le joufflu Justin. Et c’est là que la soirée pyjama et pizza s’est transformée en conciliabule de généraux du Chemin des Dames ! Le pauvre Justin n’avait dès lors plus aucune chance d’échapper à leur ire. Elles ont passé la fin de la nuit à prévoir pour lui les tortures les plus sophistiquées et les souffrances les plus longues. Enfin, au petit matin, épuisées d’apprendre la haine, elles se sont endormies en souriant, le couteau de leur rêve et de leur vengeance à portée de main.


- C’est un joli tableau. Ou un joli conte. Une sorte de bande de Boucle d’Or à ne pas croiser la nuit dans les coins sombres…

- Oui. Mais pendant ce temps là Bon fils ne se doutait de rien, lui. Comme un imbécile, il n’envisageait qu’une seule certitude : une des sept allait mordre à l’appât. Au moins une. Et cela lui réjouissait l’âme, ou plutôt lui faisait monter le lolo. Il cultivait son peu de profondeur, l’animal.

Les filles préparaient l’hallali. Un groupe WhatsApp secret conciliabulait à toute heure sur la revanche. Amanda m’a raconté ça hier. Elle avait été chargée de trouver des gens qui filmeraient ou photographieraient l’événement et sauraient lui donner sa véritable ampleur sur les réseaux. Des Sept vierges du début, le WhatsApp s’enrichit en quelques jours de toutes les têtes à vanilles et tâches de rousseur de l’Externat. Une sorte de raz de marée d’Amazones en jupe plissée. Une oreille affûtée aurait trouvé un avant goût d’Apocalypse aux récréations qui précédèrent la date prévue de la Vengeance. Et Justin continuait ses sucreries par messages...ses envois dauphinés et ses couchers de soleils larmoyants. Pendant qu’elles, elles aiguisaient l’épée.


- Frère, reprit TiPoèt d’un ton de procureur, je viens de comprendre: c’est aujourd’hui que toute cette histoire s’est réglée.

-Et oui ! A seize heures, à la sortie de Saint Claude, une horde de jeunes filles attendait Justin Magloire sur le chemin de la Palmiste. Elles s’étaient réparties par grappes, mine de rien, histoire de ne pas se faire repérer et attraper trop vite par les surveillants. Les Sept en tête. On avait prévu des coups, des vêtements arrachés et des photos humiliantes. Organisées comme un gang de Chicago, les précieuses à bouclettes.

- Hum oui, j’ai vu des vidéos tout à l’heure : plusieurs sont inénarrables. Tout s’éclaire. J’aime bien celle où l’on voit Justin arriver sur la place d’un pas de sénateur et petit à petit prendre conscience que les filles sont là, armées de regards assassins, puis que derrière lui se massent plusieurs dizaines de filles haineuses. On aurait dit une scène de chasse...je vois à présent pourquoi !

- Et celle où les Sept le coincent contre la Hilux blanche ? La plus déchaînée, c’était Dulcinéa… elle avait enlevé ses lunettes pour lui arracher les cheveux. On reconnaît bien les deux Jenny qui lui tiennent les bras pendant que les autres chantent rageusement « Pa fé sa ! » et le giflent en cadence.

- J’avoue que j’ai regardé aussi le Grand Finale, quand il tombe dans les pommes parce qu’elles sortent les ciseaux ! Il a vraiment cru qu’elles allaient le dégrainer ! On entend même le son de l’ambulance qui arrive. Avant que ça ne coupe, on en voit une, de dos, qui écrit « petite b….. » sur son torse replet… et dire que cela, c’est à cause de ma lettre !

TiPoèt levait son verre à la puissance de l’art et de la malencontreuse solidarité supposée des dragueurs de lycéennes. Myrtho fit de même.

- Un grand moment sur les réseaux. Il y a déjà des articles en ligne. J’avais donné de bons contacts à la petite. Yanaweb a publié un article et une photo, vers 17h30 tout à l’heure.


Je consultais moi aussi sur le champ le site en question.

Et en effet, sur la première page, sous le titre racoleur de Psychodrame scolaire à l’Externat, se déroulait un article illustré par une photo intéressante. Au milieu d’une rixe de jeunes filles échevelées et en furie, on devinait des parties du corps replet de Justin Magloire, le T-shirt déchiré, le visage en larmes à gros bouillons, ridicule comme un curé de Lundi Gras.

Mais en plus, au premier plan, vêtue comme les autres du sage uniforme de l’Externat Saint Claude, on reconnaissait une superbe tigresse, encore plus déchaînée que les autres, envahie par la haine du faussaire. Mais le terrible cliché la montrait elle aussi ridicule : presque bavante, mordant le mollet grassouillet qui dépassait du jean du pauvre diable, jupe relevée et blanc sous vêtement visible dans une déculottée de Carnaval.

Je regardais Ti poèt : il en était resté coi. Pendant quelques secondes, il oublia de refermer sa bouche, ce qui confirma la victoire de Myrtho, gagnant une durable et redoutable réputation de Roi des Rumeurs. Je regardais à nouveau la photo et tout s’éclaira :la culotte et les dents appartenaient à la créature méprisante qui avait renvoyé TiPoèt à ses pieds et à ses livres. Entraînée par la fureur féminine collective, elle avait couru d’elle même à la honte.



La nuit était tombée. Les deux compères avaient fait venir le rhum. Deux petits verres sur la table, et le sucre. Dans un pot blanc, les dés de citron vert. Les agapes de l’apéritif commencèrent. Il fallait fêter ce grand récit épique et burlesque à la fois. TiPoèt, sentencieux comme un Bouddha sous le Banian, leva son verre et suspendit son geste. Il respira longuement, versa une rasade au sol. Le liquide transparent comme de l’eau pure éclaboussa le gravier blanc de quelques gouttes. Retrouvant superbe il déclara :

- La Folie a écrit les destinées de tous les acteurs de ce drame burlesque et palpitant. Et Justin Magloire restera, aux yeux de l’éternité, celui qu’on n’appellera plus désormais que Lycéenne.


Échangeant un clin d’œil, il burent leur rhum d’un coup sec.


- Qu’il en soit ainsi.





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