Cretté Alexandra
Lettre a JJJJ Rolph - un texte d´Alexandra Cretté
Dernière mise à jour : 4 août
... et la lumière tomba. Drue comme une bombe...nous ne pouvions plus
feindre d’ignorer... nous ne pourrons plus attendre que le peintre ait fini de
dessiner Guernica... la guerre sous nos yeux dans ses pauvres vêtements
d’images et de drones... les écrans dans nos mains fébriles n’en finissaient
plus de trembler sous les nouvelles accablantes et les illusions colorées...
Mon ami, je dresse une lettre un peu hâtive au milieu de l’espoir de te
prendre dans mes bras. Toi qui vécu avec nous tes années d’exil, tu dois
aujourd’hui t’appesantir avec douleur sur ces cris neufs qui ravagent ton île.
Un peu plus loin, nous pouvons entendre d’autres cris de villes en poussière,
et voir sur nos trottoirs leurs enfants, errants et gris comme la terre dans le
vide de l’espace. Nous pouvons leur proposer l’accolade ou le silence. Ou
un café, dans un gobelet de plastique blanc.
Mon ami, hier sur Facebook j’ai vu qu’on avait brûlé vifs dix hommes dans
un quartier de Port au Prince. Et personne n’avait l’air de savoir si c’était
une guerre, une folie ou bien une justice d’avoir fait cela. Je vois bien que
notre paix d’ici te gêne et qu’elle pique tes coudes de l’acide souffrance de
tout ce que tu as connu.
Mon ami, nous avions parlé un soir, dans le vent de dix neuf heures qui
agite les rues plates de Cayenne, d’un voyage commun que nous ferions
chez toi. Quand tu ne porteras plus la magie de disparaître autour de ton
cou. J’ai rêvé depuis d’une terrasse couronnant une montagne, tout au
dessus d’une ville-artiste, plus belle que la Sagrada Familia. Chaque mur
s’ornait des vestiges de notre temps. Nous descendions vers la mer
translucide où dormaient les ombres molles des nuages.
Entre la réalité et ce rêve, combien de mondes possibles pour le chemin de
l’écriture ?
Tu m’as dis cette nuit là que le passé écrase presque plus nos têtes que le
présent ne massacre nos mains. Et puis tu as ri. D’un rire chantant de flûte
qui semblait se moquer du monde malgré tout. Ta mémoire te grattait la tête.
La rue chantait le samedi soir habituel. Nous avons reparlé de la mort et je
ne savais plus quoi dire. J’ai laissé le glaçon fondre au fond de mon verre.
... il y avait au coin un chronomètre où défilaient les secondes... sur l’écran
rouge et violet d’un jeu de guerre ... des bruit assourdissants faisaient
passer le massacre pour une sorte de ballet gracile sur fond de pyrotechnie.
Depuis la chute d’Achille dans le sable de Troie ... nous jouons
inlassablement au soldat qui feint d’ignorer que son corps n’est que
souffrance ... et que le viol n’est pas un triomphe...
Mon ami, j’aimerais te promettre que les mers de demain ne seront ni
pièges ni cimetières. Que nous ne serons pas obligés de boire l’eau des
larmes de nos enfants. Que nous passerons plus de temps à sentir nos corps
vivre qu’à les laisser suivre le parfum de la mort.
Si tu m’écoutes chanter le soir, au pas de la porte ouverte sur le verger de
caju, tu sais bien que je ne souhaite remplacer personne.
Demain, nous continuerons à écrire de conserve, et se joindront à nous tous
ceux qui le voudront, dans cette grande utopie de l’écriture. N’avons nous
pas déjà fait surgir un parterre d’écrivains au milieu du bidonville ? N’avons
nous pas trouvé le sourire des autres au chemin du morne le plus rude ? Où
devrions nous nous arrêter puisqu’il n’y pas de murs autour de notre forêt?
Il m’arrive de penser avec joie que l’écriture fait de nous des bêtes douces et
féroces. Comme dans les légendes, où les fleurs deviennent serpents, puis
les serpents des sages qui racontent l’histoire des mondes lorsque la nuit est
tombée.
Construire des villes roses et aériennes. Écrire les siècles des hommes et de
leurs dieux dans des livres infinis.
Assise sur un banc, je regarde le geste précis, sûr et maîtrisé d’une mère qui
nourrit son enfant. La coupole du petit crâne délicat s’hérisse régulièrement
de spasmes de plaisir. Je rêve d’un monde où ce geste aurait un sens très
précieux et subtil. De bibliothèques immenses remplies du savoir de
protéger la vie. De murs d’encyclopédies sur le berceau d’airain de la
tendresse.
Je te le demande, ne renonce pas à m’apprendre toutes les langues que je ne
parle pas encore.
... un jour est né qui berce de son aurore la rondeur de la planète... sur les
terres irradiées, sur les déserts étendus, sur les îles évanouies, sur les
glaces immortelles... les Amériques déchirent l’immense océan de leur
gigantesque bouche continentale...irrégulière...tordue et goulue... sans
regarder ni derrière ni devant... dans l’aube glacée et souveraine, peut-on
vraiment calmer les monstres avec des chants ?
15 mai 2023, Alexandra Cretté, Rémire Montjoly
