Chère Maman,
T’écrire est une obsession que je porte dans mon cœur comme un chagrin
d’amour. C’est une maladie qui ne cesse de grossir et d’affaiblir mon essence.
Pourtant ce moment est synonyme de guérison. Or je m’entête à retarder celui-ci
comme un ignorant qui refuse la lumière de l’intelligence. Ce moment de t’écrire
pourrait me rétablir tout bonnement. Alors pourquoi attendre maman ? Serait-ce
parce que je n’ai rien à te dire ? Non. J’ai tant à te dire ma tendre mère ! Serait-ce la
distance qui nous aurait déshabitué à nos conciliabules ? Impossible. Je te parle
tous les jours comme un endeuillé qui s’adresse à la compresse qu’il porte sur son
front, lui demandant des “pourquoi et des comment” qui répondent niet. Si je te parle
maman, toi tu parleras.. et puis tu n’es pas du tout lourde à porter comme
compresse, ni affreuse. Tu es légère comme un vol de morpho. Te parler j’y arrive
car cela se fait en une note vocale WhatsApp et toujours les mêmes nouvelles
« Oui, maman je vais bien.. bien dormi, bien réveillé… oui maman je respecte si ,
j’applique ça… bonne journée maman… bisous ! ». A cet exercice je m’en sors. Mais
t’écrire… comment faire ?
Maman, pour clarifier le paradoxe, être loin de toi pèse des tonnes. Sur la
conscience et sur le moral cela cogne ! Alors te parler, me borner à des
automatismes m’épargne pas mal de phrases à construire. Mais j’écris. J’écris enfin
pour laisser une trace. J’écris enfin pour te dire plus que les ritournelles de
WhatsApp. T’écrire enfin pour respirer un autre air. T’écrire pour me libérer. Me livrer
à toi, ma confidente.
Si je ne t’ai pas écrit jusque-là, tu l’aurais deviné, c’est parce que je ne sais
pas comment te dire mes sentiments. Parfois j’ai envie de t'écrire pour te dire
combien je souffre atrocement de notre éloignement. Mais bien vite je pense aux
tourments qui en seront les tiens. Toi qui imagine ton fils dans un jardin de délices.
Toi qui a ton fils « lot bo dlo » en pays étranger. Comme n’a de cesse de te répéter
les voisinages. « Maman, je te raconte mes tourments », voilà là l’intitulé d’une lettre
que tu n’auras jamais à lire de moi. Alors je me tais. Je fais un volte-face comme ont
pour coutume les politiciens. Je continue à te faire de belles histoires. Je continue à
te faire de beaux portraits. Je continue à te dire que tout va bien. Alors que tout ne va
pas… bien loin. Et l’impression de n’aller nulle part dans ce pays est un sentiment qui
me consume. Je tourne en rond. Je fais des pirouettes – moi qui porte l’adjectif
« nul » en danse comme s’il a été taillé sur mesure pour ma personne par la langue
française, cette diable de couturière.
Pour autant ai-je tort maman ? Mes histoires n’ont-elles pas leur part de
réalité ? Je te dis la vérité. Mes belles histoires ne sont pas inventées de toutes
pièces. Et puis, je perds petit à petit le goût de ce récit lamentable et interminable qui
ne raconte que les affres de l’exil ! Comme si l’exil n’avait pas aussi ces moments de
gloires. Alors mettons un instant la chronique des « sales nouvelles » de côtés,
passons – bien qu’infirmes – aux délices de l’exil. Oui, dans cette lettre maman, je
vais continuer à te raconter la médaille de l’exil sans le revers.
L’exil vaut le voyage, je ne sais de quoi parle ce livre de Dany – tout le monde
dit Dany, car c’est plus chic, Laferrière derrière.. on en veut pas. Dans mon sens,
l’exil vaut le voyage, cela s’entend comme joie joie et joie maman. Oui, maman l’exil
est aussi drôle. Tu le sais car je n’ai de cesse de te dire que ton fils est like this que
ton fils est like that. En terre d’exil, on fait plein de trucs marrants. En terre d’exil, on
rencontre plein d’individus géniaux. En terre d’exil, on fait de la musique. En terre
d’exil, on fait de la peinture. En terre d’exil, on fait de la poésie. En terre d’exil, en
terre d’exil…
Et surtout en terre d’exil, on se fait des amis pour la vie maman. Et cela c’est
aussi un moyen en plus de la littérature de vivre mille vies. Que celui qu’on appelle
ami soit dans la joie ou dans la galère : on est appelé à vivre dans sa joie ou dans sa
galère. Ce n’est plus son problème. Ce n’est plus son bonheur. Mais notre problème.
Notre bonheur. Je ne précise pas que je parle des vrais amis maman, car ce serait
une tautologie ou encore une niaiserie de l’esprit, tu vas toi-même me le dire. Tu sais
bien que par définition un ami est vrai. Celui qui est ton ami et n’est pas vrai par
définition, cherche autres apostrophes à lui donner comme « Passant »,
« Étranger », « Quand-tout-va-bien », « Pique-assiettes», « Charlatan ». Mais
jamais Ami.
J’ai un ami qui sait dompter la peau raide et laide des calebasses pour en faire
des œuvres d’art. C’est impressionnant maman ! Il faut voir. Il se prend très au
sérieux en plus maman. Il organise même des Expositions. Il faut entendre
l’éloquence de ce mot. Je te laisse imaginer quand il sera suivi de Universelles. Des
Expositions Universelles. Avoue maman, cette appellation sonne vachement bien.
Pour le moment, beaucoup de personnes viennent le voir étaler ses merveilles
comme les habitants de Macondo sont curieux de connaître les inventions de
Melchiades dans le grand roman de Gabriel Garcia Marquez. Et il ne se gêne pas. Il
impose à tout ce beau monde la beauté de ses calebasses façonnées. Là, il leur
en met plein la vue comme pour leur dire : « la beauté est une question de patience.
Les vrais artistes savent que la laideur dans ce monde n’existe pas. » Le bonhomme
est aussi poète maman, il sait dompter les mots pour les rendre doux comme tes
ânes dressés pour porter tes marchandises.
Je suis ami avec une fille qui s’appelle Sandie. Oh Ma ! cette fille-là est un
délice! C’est la joie faite chair et os. Elle rit aux éclats. Je l’observe souvent. Elle peut
se mettre à raconter ses amertumes et d’un coup elle éclate de rire comme une gifle
sur le visage de l’infortune. C’est à la fois étrange et impressionnant. Je n’ai de cesse
de lui répéter que cette joie-là est son plus puissant allier contre les moments noirs
de la vie. Je lui répète sans cesse qu’elle est incroyable, qu’elle est merveille et que
l’adversité doit ignorer le poids de son mal à tourmenter une si belle personne. Oui
maman, sa joie cache des plaies profondes. Mais c’est bien cela qui est fort. Ah oui
maman l’exil nous rend forts aussi !
Tu vois, ton gamin-là, celui-là dont tu tirais les oreilles pour qu’il fasse ses
lacets, hé ben… il est devenu homme à part entière maintenant. Il multiplie les
lacets, on l’appelle Monsieur-lacets. Les belles l’appellent pour qu’il leur fasse leurs
lacets. C’est une gloire de pouvoir les servir maman. Ton fils est un gentleman. La
dernière fois on lui a dit que c’était con d’être gentleman dans un temps si dur. Il a
répondu que cela n’avait rien à voir. Mais la personne a insisté et a dit « quand il
pleut des tonnes, que tu soies mouillé, que tu viens voir ta chérie ; elle est chez elle
au chaud et que l’imprévu t’amène à faire un tour avec elle sous cette pluie et que tu
lui donnes ton manteau. En sachant qu’elle reviendra chez elle et pourra se changer
à tout moment. Il n’y a pas d’autres noms à cela et surtout pas gentleman. Sinon que
t’es con mon ami ». Ton fils a ri et est partie comme tu dois être certainement en train
de rire aussi maman. Je te vois.
J’ai encore plein d’autres amis Ma. Ils sont tout aussi extraordinaires les uns
que les autres. Ils sont tous des créateurs. Ils ont pour la plupart un rapport
indéfectible avec les mots comme s’il n’y avait pas d’autres moyens sur terre pour
éteindre plus efficacement les flammes des maux. Avec eux je colonise le pays. Ce
n’est pas avec armes en mains et tout le tralala. Non avec nos mots maman. Des
mots doux. Des mots durs. Des mots purs. Des mots amers. Des mots salés… des
mots !
En ce moment on fait parler de nous avec notre Anthologie de la revue
Oyapock parue chez « Atlantiques déchainés ». C’est un bébé commun. La fierté
d’un petit collectif qui passait inaperçu il y a peu et maintenant sillonne Cayenne et
ses environs pour lui faire savoir son existence. « Tout bonheur est de rencontre »
dit André Gide, ma rencontre avec ce collectif est source de joies maman. Il suffit
d’un instant de conversations avec l’un ou l’une des membres pour que je réalise que
le monde est si riche et si vaste. Si riche en beauté, si vaste en laideur qu’on
ambitionne de combattre. De celui-ci, j’ai tant à dire, il en faut un roman, pas une
lettre. Alors ne mélangeons pas les genres. Juste : ce collectif est un rayon de soleil
dans ma vie de plumes. D’après les bruits qui courent, notre bébé serait le premier
d’une grande lignée à venir… affaire à suivre !
Cette affaire-là qui s’appelle l’école : je tire mon épingle du jeu maman. Tu le
sais. Je suis toujours aussi acharné comme toi qui ne lâches pas d’une maille ton
commerce. Cependant une menace plane sur nos têtes d’étudiants d’immigrés
maman : à la rentrée prochaine, on devra payer plus cher nos frais d’inscriptions. Se
loger deviendra plus marathonien qu’une simple formalité. Ça s’appelle « les lois
immigrations » maman. A la télé on dit que c’est un vrai cocktail de la Macronie et du
RN. Je sais que tu ne sais pas de quoi je parle concrètement. Mais j’attire juste ton
attention sur le fait que c’est chaud maman. Comme je suis ton enfant, et que tu es
censé être mon amie, mon problème est aussi le tien. Mais ne te tourmente pas
maman. Tout ira son train. « Il n’y a que le monde qui reste, il n’ y a que le temps qui
dure. » dit le grand philosophe des lumières. Toi aussi tu as bien ta manière de
philosopher sur la vie : « la vie est une image », me repètes-tu souvent. Une façon
de me dire de ne m’inquiéter d’aucune mésaventure car son temps de péremption
finira par se poindre tôt ou tard dans ce monde éternel. En ce sens, Slimane et Vitaa
m’ont rien appris avec leur « ça va, ça vient » tu m’avais déjà appris tout ça ! Je
connais la chanson ! Merci maman !
Ma, que cette lettre puisse te trouver en bonne santé - en bonne compagnie
aussi. J’ai longuement hésité à prendre ce temps de cœur-à-cœur avec toi. J’ai
beaucoup à te dire. Tu me manques beaucoup Maman. Ma sœur me manque aussi.
Je vous aime. Je fais le beau derrière le clavier car jamais je ne vous le dis dans une
note vocale. Oui c’est toujours plus facile de l’écrire que de le dire, je l’ai déjà dit.
Mais l’essentiel c’est que tu l’apprennes, qu’importe le moyen. Pourquoi les fils ont
toujours plus de mal à mettre des mots sur leurs sentiments ? Certains vont répondre
que c’est parce qu’ils se sentiront dévirilisés de se mettre à conter leurs états
d’âmes. D’autres vont plancher pour l’idée que les fils ont d’autres moyens de les
exprimer et donc que les dire est inutile. Je ne suis ni pour l’un ni pour l’autre. Je
réponds juste que c’est là un mystère . En entendant de déceler tout ça, je l’écris :
vous me manquez et je vous aime !
Hier au soir, minuit sonna, ayant eu assez de temps de sommeil, je me suis
mis à lire Martin Eden. Un type qui est fou amoureux d’une femme qui a trois ans de
plus que lui, et le plus gros de l’affaire est que cette femme n’est pas de la même
classe sociale que lui. Elle, elle est de la race Morse, une famille bourgeoise. Lui, de
la classe ouvrière. Je trouve que son histoire est à la fois drôle et touchante. C’est
beau maman. Grâce à cette femme il a compris que l’être humain ne vit pas de pain
et de la misère seulement. Mais aussi des paroles de connaissances, de l’élévation
de l’esprit, de la dignité… J’aimerais aussi avoir son courage aveugle : il est prêt à
mourir pour cette femme maman. Je trouve que son degré de gentleman dépasse les
bornes quand même.
Je soupçonne qu’il est dans l’erreur maman, car il attend qu’il soit aussi cultivé
et haut en statut que cette femme pour lui déclarer sa flamme. Il a beau être sympa.
Mais c’est là agir en ignorant que de penser qu’une femme l’aimerait pour son
intelligence et pour son rang social. A trop attendre, je crains que cette femme puisse
trouver mieux ailleurs. Affaire à suivre. Pourquoi je te raconte cela maman ? Parce
que bientôt je te présenterai ma Ruth Morse aussi pour laquelle j’en ai mangé et en
mange aussi des bouquins. Mais à la différence d’Eden qui met du temps à
accoucher, j’ai pris de l’avance : je lui ai dit mes sentiments depuis le début. Je lui ai
dit mes quatre « je suis jeté, je suis ramassé » . Elle le sait. Et maman, tiens-toi bien :
elle a accepté de faire de moi l’heureux roi de sa cour. Jackpot ! Affaire à suivre.
Je vais bien maman. Merveilleusement bien même. Enfin je veux dire que
pour le moment je me porte bien mais peut-être que je me laisse duper par la magie
de noël, maman. En ces jours de guirlandes et de sapins étoilés, malgré les mers et
les océans qui nous séparent, je ne peux que penser à toi. Dans le ciel de la ville, il
pleut des feux d’artifices comme les orages dont tu me faisais la description avant-
hier au soir qui décoraient le ciel de Nicolas. La famille va bien. On profite comme on
peut. Poulet boucané. Punch coco. Musique. Le sourire inaugure et honore son
voyage du sourire annuel. C’est comme le Père noël, qui vient une fois par an et
donne toujours trop peu pour combler l’année entière. Le sourire et le Père noël ça
va ensemble. Mais l’essentiel c’est qu’ils donnent. A nous maintenant de faire en
sorte que ce qu’ils donnent demeure. Alors, Joie, Bonheur, Santé, Richesse,
Amour : cultivons-les et soyons des rois du partage.
Maman, je t’embrasse, Joyeux noël !
Ton enfant qui t’aime tant !
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