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  • Photo du rédacteurCretté Alexandra

Le Pigeon - une nouvelle d'Alexandra Cretté

Dernière mise à jour : 23 avr. 2023

J’ai volé cette histoire à mon ami Dirceu Franco Ferreira,

Je la lui rend ainsi, j’espère qu’elle lui plaira.







Je me souviendrai longtemps de ce soir de septembre tombant sur les prairies des fermes de Sinnamary. Du ciel lasuré de violet et de rose pâle.

Des buffles noirs et ronds qui paissaient non loin des barbelés.

Mais lorsque je suis montée dans la Qashqai climatisée de mes parents pour rejoindre Cayenne, ce n’est pas leurs yeux doux que je gardais en mémoire, mais un autre regard que moi seule avais vu…



*


Les grandes vacances étaient déjà loin derrière nous quand mes parents nous rappelèrent, à mon frère et moi, que le mariage de Darnise approchait. Se préparer, acheter des tenues pour la cérémonie et pour la fête, trouver le cadeau, les fleurs. Ce fut un désordre permanent de préparatifs et de choses à faire. Ma mère cherchait frénétiquement une réservation d’hôtel ou de gîte pour dormir à Sinnamary. Mon père nettoyait et re-nettoyait sa 4X4 de fond en comble.

Car les mariages sont rares dans la famille.

Ma grand-tante Rosy soupire souvent : « Les jeunes gens ne se marient plus », et elle lève les yeux au ciel. Puis, tristement, elle se signe d’un air résigné. Mes parents ne sont pas mariés. Mes tantes ne sont pas mariées. Mes oncles non plus, d’ailleurs. J’ai demandé à mes amis du lycée : pour la plupart, leur parents ne sont pas mariés. On dirait bien que la grand-tante Rosy a raison.

Je ne comprenais pas trop ce qui pouvait pousser alors la cousine Darnise à se marier, elle. La robe, les fleurs, la jolie voiture louée pour la journée... « Tout ça, ça n’est que des jouets pour des jeunes gens qui jouent aux adultes », disait ma mère…


Mais connaissais-je ma cousine ? Pas vraiment… De loin en loin, quelques souvenirs d’enfance à jouer dans la crique, des parties de Sims qui ne l’intéressaient pas vraiment (nous avons six ans d’écart). Une grand fille un peu sèche. Timide et maladroite. Pas hardie du tout, au contraire de mes copines de collège qui avaient eu dès leur dix ans la hanche bien tournée, l’insulte raide et la bouche grande ouverte dès que les adultes étaient de dos. Après, Darnise avait fait un BTS comptabilité. Darnise avait eu une Clio blanche neuve. Darnise avait mis sur Facebook une photo d’elle sur la jolie plage du Diamant en Martinique. Des choses comme ça.


Et là, elle se mariait. A Sinnamary, où elle allait vivre avec son mari qui y avait une auto-école. Et une ferme. On avait reçu un faire-part blanc, traditionnel, avec un cœur brillant dans l’angle. La grand-tante Rosy était aux anges. Elle chantait des cantiques joyeux qu’elle envoyait par voice à ma mère sur Whatsapp. Ça me donnait une image amusante des effets du mariage.


Nous avons dû faire un tour à la grande boutique Créola du centre ville, pour choisir des vêtements appropriés, épais et dignes. Des vêtements qui nous donnaient de loin l’apparence de ces petites figurines que l’on pose sur les gâteaux. Mes parents étaient très beaux. Ma mère, surtout, avec son chapeau à larges bords et son tailleur ajusté à la taille. Ma robe courte à pinces, « très couture » selon la vendeuse, remontait un peu trop à mon goût lorsque je m’asseyais. Mon frère savait déjà qu’il allait ouvrir le col de sa chemise à la première occasion, et disposait les pans de son nœud papillon sur les cotés pour avoir l’air cool sur ses selfies. On commanda les fleurs, une large composition de roses piquées sur un coussin de mousse en forme de cœur. Mon père avait une place dans son coffre pour les deux caisses de champagne Mercier prévues en renfort. On avait réservé à la Galerie Molé le plus grand et le plus complet des robots ménagers prévus par la liste. Bref, nous étions fins prêts quand arriva le week-end du mariage.


*


La ferme avait été pomponnée pour la grande fête. La large terrasse encore agrandie pour que tous les convives s’attablent avec aisance. Tout autour de la maison créole carrée, au toit pentu raide, l’herbe avait été laissée verte pour que les enfants y courent. On avait remblayé de sable les ornières laissées par les engins agricoles.

Des lampions de crépon pendaient, suspendus à des cordes.

L’air des savanes était partout.


Je voudrais garder en mémoire pour toujours le jaune vif des flamboyants en fleur.


*


Les tables avaient été dressées tout autour de la maison, comme un carré de convives en revue sur la terrasse. Les mariés avaient la place d’honneur, entourés de leurs témoins, sur une petite estrade devant le perron. Les nappes blanches, les fleurs en bouquet, l’odeur du cochon grillé et des nombreux blaffs, pimentades, colombos, et autres fricassées de gibier. La petite montagne de cadeaux à coté de la sonorisation. Les familles qui se regardaient en souriant à demi. Ma cousine, toujours un peu timide, perdue dans sa grande robe blanche à froufrou, presque recouverte de fleurs et de dentelles.

Je la voyais bien, assise non loin de là entre ma grand-tante Rosy et ma mère. En face de moi, mon frère ne cessait de se photographier avec notre cousine Gladys, qui a de gros seins.

- Tu fais la gueule ?

- Non. Je regarde la famille du marié. Après tout, ça va être d’une certaine manière la nôtre maintenant, non ?

J’étais restée un peu maussade après tout ce temps passé à se préparer. La messe interminable dans l’église au bord du fleuve. La mairie, avec dehors tout le bourg à saluer, un grand sourire aux lèvres. Je n’avais pas prévu que cela serait aussi long. Tout le monde se connaît ici. D’ailleurs on nous connaît aussi, de loin. La moitié de ma famille vient de Sinnamary. Un quart du cimetière porte le noms de mes grands parents ou de leurs frères et sœurs. La grand-tante Rosy nous avait à l’œil. Elle m’avait reprise sèchement alors que je réprimais avec difficulté un bâillement lors de l’Invocation à l’Esprit Saint.

- Dieu n’a pas besoin de voir ça. Personne, en fait. Tiens toi.

Donc depuis ce moment je bâillais à l’intérieur de moi même.

Je mourrais de faim. On s’était levé à cinq heures trente. Rien que pour pouvoir être prêts devant l’église à neuf heures. Lavés, parfumés, peignés, maquillés comme des instagrameurs pour vendre un sac Dior. Mon frère, à un moment, avait piqué un somme à l’arrière de la Qashqaï, échappant à la longue liste d’obligations dressée par la grand-tante Rosy. Comme il bave en dormant, cela a laissé une traînée translucide sur son col.

A treize heure trente, nous avons rejoint la ferme. Mis les bouquets dans de larges vases remplis d’eau. Refixé les guirlandes de ballons qui avaient été déplacées par le vent. Disposé les plateaux de petits fours sur une grande table. Porté les vasques de planteur protégées des mouches par des pans de plastique alimentaire. En fait de mariage, grand- tante Rosy nous imposait ses douze travaux. Ma mère l’aidait en tout et moi j’aidais ma mère. Mon père faisait semblant de ranger quelque chose dans un coin et mon frère était à ce moment là resté à la mairie avec la cousine Gladys.

Il y avait quelque chose de charmant et d’exaspérant dans tout ce remue ménage. Comme ce que l’on ressent à Noël, dans toute l’énergie usante et fébrile des préparatifs. Mais là, c’était décuplé.

Les voitures arrivaient à la ferme par grappes. Petit à petit, on vidait les plats de petits fours, les cuves de planteur, les bassines de chips. Je n’arrivais plus très bien à saisir le temps qui semblait s’accélérer ou s’étendre selon des proportions nouvelles.


*


La mouche se posa sur le rebord du pot en plastique, attirée par le sucre du soda fluo à l’intérieur. J’imaginais que pour elle, c’était comme une sorte de piscine pleine de drogue. Fluorescente, odorante, séductrice. Une sorte de tentation irrésistible et démente. Comme un bain de lave. Tout à la fois fascinant et mortifère.

Je fermai les yeux et comptai jusqu’à cent. C’était le temps que je lui donnais soit pour mourir, soit pour fuir.


Lorsque j’ouvris les yeux, elle flottait comme une tâche noire...


*


Je regardais Darnise. Assise sur ma chaise en plastique, avec cette robe qui remontait trop haut sur mes cuisses, je tentais un regard qui se voulait discret. Elle était à quelques mètres et son visage disparaissait régulièrement derrière un gros bouquet de roses blanches, très coûteuses, posées là par quelqu’un qui n’avait pas entendu la grand-tante Rosy dire : « Sur la table des mariés, des fleurs rose tendre, pas de blanc. Ça fait deuil. »

Darnise avait un visage long, que le coiffeur avait voulu rééquilibrer par une frange . Sur sa tête, de complexes structures de cheveux ajoutés dessinaient des vagues, ponctuées de nattes épaisses. Elle baissait les yeux. Elle avait toujours eu des yeux en amande, petits. D’un noir profond et bordés de courts cils drus. Des yeux simples et chastes, disait la grand-tante Rosy. Des yeux de cabiai, se moquait mon frère.

Même aujourd’hui, elle gardait un air fade. Cela se voyait qu’on avait du insister pour qu’elle se maquille un peu. Elle portait quelques très discrets bijoux en or. On voyait surtout à son annulaire la grosse alliance enfilée depuis peu. Sur ma main sèche et droite, l’anneau sertit de diamants pesait lourd. On ne voyait que lui.

A coté de Darnise, il y avait son mari.

Lui aussi paraissait s’ennuyer. Il n’était pas grand. Je voyais sa tête luire sous l’arche de ballons derrière eux. Il avait des yeux mi- clos et un regard fixe qu’il ne semblait adresser à personne. Sa chemise le serrait, comme son costume bleu roi. Je voyais nettement ses manches remonter trop haut et plisser avant et après les coudes. J’imaginais la même chose à ses genoux. Le tissus remontant sur la cheville. Les chaussettes visibles au dessus des malléoles.

Pourtant à l’église et à la mairie, j’avais trouvé sa voix claire et nette. Il y avait porté cette même chemise, ce même costume et rien ne m’avait paru spécial. Juste le mari de ma cousine. Son mari à elle. Un homme que je n’aurais certainement jamais regardé et qui ne m’aurait jamais regardée non plus. Quelque chose de convenu et de normal.

C’est à ce moment là qu’il s’est levé.

Il disparu quelques minutes à l’intérieur de la maison. On pouvait entendre le bruit de ses pas sur le plancher.

Lorsqu’il est revenu, je n’ai pas tout d’abord compris. Je n’avais rien pensé d’autre que tiens, il est parti, il va revenir et s’asseoir sur sa chaise et continuer à s’ennuyer gentiment à sa soirée de mariage.

Lorsqu’il est revenu, il s’est assis avec un peu plus de vigueur. Il a écarté les jambes. Il était plus droit. Il regardait la salle comme s’il cherchait quelque chose ou quelqu’un.

Il tenait dans sa main droite, le plus naturellement du monde, une longue arme noire.

Elle dessinait un trait dur et épais, allant de son épaule à sa cuisse. Une carabine. Une arme de chasse.

Ma mère me jeta un regard rond de surprise. Mais Darnise, elle, avait à peine cillé. Elle regardait l’arme d’un air morne et détaché. Indifférent. Tout le monde autour semblait trouver cela normal. Même sympathique. Des convives, amis du mariés certainement, portèrent un toast au marié et à sa carabine. Avec une petite histoire de chasseur, une anecdote. Un souvenir denbwa. Le marié se rengorgeait. Ses yeux toujours mi-clos s’égaillaient mieux qu’avec l’alcool. Il ne s’ennuyait plus. Moi, j’en restai interdite. Je ne savais que penser. Il avait dans la main gauche son verre de whisky, dans la main droite une partie de la crosse. Il regardait les gens à son mariage et quelques gouttes de sueur perlaient à la racine de ses cheveux, coupés courts. Je m’aperçus tout d’un coup que, sur son visage, la fierté avait remplacé l’ennui.


*


J’avais chaud. Le souffle de la bête était derrière moi. J’ai pensé tout d’un coup au minotaure, perdu dans un piège de pierre et de violence.

Mais je ne faisais que regarder les longs fils barbelés torsadés qui délimitaient les champs.

Et les masses sombres devant paissaient tranquillement, sans rien d’autre qu’une piqûre de mouche à feu pour faire vibrer leur peau épaisse.

Chaque bête laissait une large et lourde trace dans la terre pleine d’eau.


*


La carabine m’avait mise mal à l’aise. La terrasse devenait trop chaude. Ma robe me grattait et je n’avais plus faim. Je décidai de sortir un peu. Je laissai derrière moi la table des mariés, la promesse du cochon grillé et les ballons qui recommençaient à se détacher par petites grappes dans le vent du soir.

Une fois passée la terrasse, je vis que la nuit tombait. A l’horizon les larges pans de rose et de bleu argenté déchiraient quelques nuages étirés. Il me semblait qu’un reste de lumière orange balayait encore la pelouse. Mes talons s’enfonçaient dans le sol. Ma démarche était lente et déséquilibrée. Je respirais l’air tranquille de cette savane qui avait jalonné mon enfance. Ce mariage semblait mettre un point à quelque chose.

- Tu prends l’air ? Il fait chaud sous ma terrasse…

La voix était claire, encore que davantage nasillarde. Le mari de Darnise, en chemise, était juste là. Nous étions seuls, à une cinquantaine de mètres de la maison, enfouis dans l’ombre.

- On a une belle propriété. Regarde, là bas, elle va jusqu’à la piste derrière les maripas.

Il ne me regardait pas. Il me montra d’un geste de la main ce qu’il fallait voir ou deviner. L’ombre des hauts maripas au bout d’un ligne noire. Je me taisais. Je ne savais pas si je devais lui répondre. Nous regardions tous deux les limites du champs, les barbelés, les bêtes. Il semblait chercher quelque chose. Sa main se posait régulièrement dans son dos.

Puis, avec un regard, annonçant comme un rendez-vous :

- C’est l’heure ! Elles sont là...

Nous étions à une trentaine de mètres d’un arbre dont je crus au départ qu’il était en fleurs comme le sont les arbres d’ici, c’est à dire totalement. Il poussait un tronc noueux au milieu d’une grande masse blanche aérienne. En place de fleurs, des aigrettes en couvraient toutes les branches. Des dizaines. Elles s’étaient fait un dortoir de ce vieux manguier mort. Leurs plumes glissaient dans le début de pénombre. C’était très beau.

Mon regard croisa alors celui du mari de Darnise.

Il avait des yeux durs et perçants comme des dents de molosse. Il n’ y avait plus d’ennui. Plus de fête et de ballons. Plus de musique pour danser dans l’air. Il posa sa main sur quelque chose dans son dos et un revolver sortit de sa ceinture. Je reconnus le geste du tir avant le reste. L’arme était petite, matte. Il visait l’arbre. Ses yeux, deux trous de haine et de plaisir. Il se concentra quelques instants et il y eut comme un décalage pour moi entre le moment où il vida son chargeur et celui où le cataclysme sonore se déclencha.

Je n’avais jamais entendu le bruit d’une arme.


*


Il n’y avait plus rien sur l’arbre. Les aigrettes s’étaient toutes envolées.

Aucune n’était morte.

Il rechargea alors l’arme d’une main nerveuse de colère et de frustration. Lorsqu’elle fut bien pleine, il se remit à tirer. A tirer. A tirer et à tirer encore sur un feuillage proche. Il sentait la sueur et la poudre. Sa main gluante autour de la crosse. Les tirs s’enchaînaient. Je ne comprenais plus rien, ni pourquoi il tirait, ni pourquoi je me trouvais là, au milieu de cette tentative de carnage. Je n’arrivais pas compter les douilles qui chutaient, éparses. Cela sembla durer une éternité.

Puis il cessa soudain. Essoufflé et le regard brouillé. Les cheveux collants de transpiration. Il regardait droit devant lui.

Sans un regard vers moi, il avança jusqu’à l’arbre. Il faisait nuit.

Il ramassa quelque chose dans les herbes hautes et revint. Sa voix était pâteuse, ses yeux vitreux.

- Tiens, c’est un cadeau.


Et il posa dans ma main le corps mort d’un pigeon encore tiède, décorant ma paume d’un long filet de sang.









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