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  • Photo du rédacteurCretté Alexandra

Le Caïman- une nouvelle d'Émile Boutelier


Le caïman est mort. Nous étions quatre cette nuit-là sur la carène d’aluminium, tendus par l’insolence lente du moteur qui s’ébrouait dans l’eau noire, balayant de nos lampes frontales les berges grincheuses de cette forêt sans fond, et lorsqu’au contact de l’une d’elle ont luit ses yeux fendus, la frénésie, les cris, les injonctions - « tire ! », un coup de feu est parti, lui arrachant la moitié du crâne et la gueule : il est mort sur le coup.

J’ai eu du mal, d’abord, à saisir les répercussions fatales auxquelles ce crime allait me lier mécaniquement. Étrangement, c’est lui, le caïman, la plus insignifiante victime de cette série macabre, qui m’abandonne le plus au sinistre - nœud-coulant du remord. Non que je sois complètement coupable : personne, ne m’a demandé, à moi, si j’avais bien voulu en être complice.

Mais ces mains qui sont miennes, ces chefs d’œuvres de pouces opposables qui m’extraient du royaume animal, ces réseaux sur mes doigts dérobés à la masse anonyme des hommes, ces mains

dis-je, se dissocient-elles vraiment dans cette forêt sans fond des mains du meurtrier qui devant moi

a tenu le fusil et tiré ? Avait-il une mère, ce caïman, capable de me distinguer des miens, et qui, posant une main griffue sur mon épaule, serait en mesure de me dire : « je te pardonne, ce n’est pas toi qui a tiré, c’est un autre de tes congénères », et saura-t-elle au moins, sa mère éplorée, distinguer nos visages, ou bien sommes-nous pour elle - comme les abeilles pour nous : un corps unique aux bras démultipliés ? Dans la forêt sans fond s’effondre : l’individu, illusion diluée dans le nous de l’espèce. Cette espèce ivre d’elle-même, sans fondement autre que l’hybris de sa propre domination, rabaissée par la nature nue au niveau des autres espèces : celui de l’indistinction des êtres. Et sur ce lac éternel aux parois vertes de souffrance, nous avons tué le caïman.

Car j’ai cédé, moi aussi, à cet instant de frénésie que nous dictait la nuit, la faim, la pluie, les arbres menteurs, les mangroves orgueilleuses - l’implacable Baikal à deux coups ; et parmi les feulements excités par la vue de la proie, parmi les clapotements des sucs salivaires qui déjà inondaient nos langues, il y avait, je le sais, quoique peut-être moins forte que les autres, la mienne : « tue-le ! ». Et maintenant que sur les lieux du campement gisent les restes calcinés et puants de la bête, maintenant que nos ventres coupables regrettent la malédiction de cette chair tourbeuse, s’invite, plus poisseux encore, un ultime dégout - avions-nous vraiment si faim ? Nos errances dans les boyaux hantés par la végétation, nos pêches noyées par les rivières en crue, nos chasses maladroites, la nuit si lourde, la pluie, l’acharnement, la froideur du manioc moulu mélangée à celle des sardines en cercueil, en quatre jours seulement avaient rongé nos esprits et nos ventres. Faim n’aurait pourtant pas été le mot. Nos touques renfermaient des vivres pour plusieurs jours et nos corps étaient gras encore comparés à cette vie qui luttait tout autour ; à ces colonies gigantesques de fourmis, grosses comme des phalanges, dont les cohortes noires et goulues entreprenaient la moindre pépite de sucre égrainée par nos mains ; à ces rapaces blanchis qui, perchés sur des arbres aquilins, les pupilles comme des lunes, épiaient le moindre souffle ; comparés à lui surtout, le caïman, esseulé sur sa branche nocturne et que ses yeux en chasse trahirent : eux, peut-être, avaient- ils faim.

Nous, juste gourmands, terriblement avides de manger enfin chaud, empressés de colmater le froid

intérieur qui nous écartelait, mais cette avidité terrible, cette frénésie de mort, n’étaient que

gourmandise, et peut-on vraiment dire le jour de son procès qu’on a tué par gourmandise ? Toute la vanité de notre acte réside là : comme le jaguar qui tue un troupeau entier pour ne manger qu’un foie, nous étions transis par cette quête viscérale du vivant pour un peu de plaisir - triste luxe dans l’abondance des villes, réconfort vital dans la nature avare. En ai-je réellement éprouvé du plaisir, en mastiquant sa chaire molle et caoutchouteuse aux relents boueux, maladroitement masqués par le peu de citron et d’ail qui restait dans nos touques, en observant, fascinée, ses spasmes quand il gisait éventré sur le dos dans le fond clapotant du canot, ses pattes aux écailles si douces qui s’agitaient comme pour pousser le ciel, son dos irisé de vert, son ventre d’un blanc laiteux, tout son corps qui ondulait par à-coups, et sa queue qui battait pour nager dans le sang fétide qui coulait de ses plaies ?

Peut-être ai-je aimé, au fond, la sensation du baume de sa chaire chaude et grasse qui couvrait mon œsophage, peut-être me suis-je, à cet instant, abandonnée à.

Qu’importe.

Le caïman est mort, et dans l’image de sa gueule éclatée j’ai compris la violence encodée dans nos corps. J’ai compris que sous les oripeaux de civilisation dont s’emmurent les Hommes, sous l’arithmétique lissage de leurs interactions, sous chaque sourire poli, chaque costume, dans les souliers cirés et dans les eaux de Cologne, dans les beaux intérieurs et dans les bonnes manières, sous les « bonjours », les « mercis », les « pardons », les « je t’aime », elle est là qui sommeille, latente, la Folie meurtrière, qui attend son heure, tapie déjà dans les gluantes boues de nos mondes intérieurs, toujours derrière… toujours cachée sous… à portée de… en lisière : à un repas chaud près. Et sous les lèvres du plus doux baiser pointent les rangées carnassières prêtes à mordre la joue tant aimée si venait à manquer la pitance, et toutes les splendeurs de la vie, soudain, se résument à cela : un repas chaud. Et vous qui vous croyez intègres intégralement, vous qui jugez dans le creux de vos cuirs, le ventre tranquille et la conscience pleine, combien de jours tiendrez-vous quand s’effondrera votre monde, avant de vous entre-étriper sans honte, avant de déguster en hachis votre si cher voisin de palier ? Serez-vous vraiment plus douillets, alors, vous qui vous pavanez dans vos viandes et vos vins, que les survivants du vol 571 Fuerza Aérea Uruguaya d’octobre 1972, que les rescapés de La Méduse, de la Mignonette et de l’Essex, que les paysans Chinois sous la Révolution Culturelle, les Juifs de Varsovie dans l’hiver 1941, les déportés de l’île de Nazino, que les Croisés assiégés dans les forts du Levant, les Athéniens par Sylla, les Gaulois dans Alésia, les Russes dans Leningrad, que les Egyptiens trahis par le Nil, les Irlandais par le mildiou, les Xhosas par Nongqawuse, que les Ukrainiens sous Staline, les Bengalis, les Madrilènes, les Libanais, les Somaliens, les Ethiopiens, les Moscovites, les Mayas, les Yémenites, les Soviétiques, les Tchèques, les Tatars, les Touaregs, les Kazakhs, les Français, les Anasazis, les Biafrais, les Nauruens et tant d’autres de vos frères civilisés, qui, pris au piège du cachot hideux de la faim, ont brisé l’ultime tabou et posé sur leur langue la chair incestueuse ?

Ne vous méprenez pas : je ne demande à personne de comprendre les actes que je m’apprête à

conter, encore moins qu’on m’absolve ou consente à m’innocenter. Je suis pleinement coupable. Je

raconte pour : faire peau neuve - me départir de l’ultime verni d’humanité qui m’étouffe. Car nulle audience n’aura jamais lieu pour nos actes. La nature, souviens-t-en, ô Frère Vivant, ne donne pas d’audience : elle est le jugement même. Après la chasse régna dans la pirogue un bruissement muet d’excitation malsaine. Le corps luisant raidi par la chevrotine commença à s’enfoncer dans l’eau noire : l’un de mes trois collègues - ne me demandez pas les noms - ôta sa cape de pluie, en un éclair se jeta dans l’onde grasse, nagea jusqu’au couvert mandibulaire des mangroves et saisit la bête au collet à l’instant où elle allait disparaitre à tout jamais. Une euphorie tremblante aux effluves d’essence nous translata ensuite dans une semi-conscience à travers les méandres insatiables du lac, vers la clairière où bâches et hamacs étaient tendus. A terre, il y eut le flash d’une photographie, et : dans cet éclair nu, dans l’apparition de la tragique colonnade végétale qui nous cernait, dans les sourires carnassiers, les pupilles rougeoyantes, les fronts laqués aux dentelles coulantes, dans l’écartement des chemisettes à fleur qui découvraient de blanches panses contractées par la bière et l’orgueil, le corps du caïman déchu m’apparut soudain dérisoire, triste, comme une pâle poupée de nacre opalescente et mes trois collègues, numérisés dans un bonheur prédateur comme à Noël une grappe d’enfants exhibant tous leurs jouets.Une fois au campement, nos corps huilés de métronomes exécutèrent le ballet des préparatifs.

Réveiller le feu, éviscérer la bête, la découpe des membres, la farce d’oignons, d’ail et de jus de citron, et plus encore que pour mieux digérer, plus encore que pour mieux savourer, nous cuisinâmes pour ; masquer les remugles du crime. Cuisine : pilule d’oubli contre le remord du consanguin massacre.

L’orgie fut longue. Le caïman recelait amplement plus de chaire que nos quatre estomacs rétrécis par la forêt n’étaient capables d’en ingérer, mais nous refusâmes de laisser aux mouches noires dorées qui se pressaient déjà autour de nos bouches visqueuses le moindre centilitre de sang : nous mangeâmes à en crever. Alors que je poussais les derniers bouts de sa chair blanche et marécageuse dans les conduits de mon œsophage, une étrange sensation m’envahit : les yeux plongés dans les flammes, mal assise sur une souche envahie par les fourmis manioc, les narines écœurées par les vapeurs tourbeuses exhalées par la bête, je sentais dans mon ventre la naissance d’une palpitation sourde.

Nausée. Brouillard. J’aurais voulu : m’arrêter, mais il fallait lui faire honneur, le manger jusqu’au bout, « reprends-en Leïla, tu vas pas nous laisser manger ça tout seuls » geignaient-ils comme on scelle le destin d’un complice en le forçant à profiter du crime, et nos doigts collants aux ongles gorgés de jus continuaient à fouiller dans la carapace blanche.

Mes trois collègues semblèrent changer aussi. L’euphorie de l’échec vengé désinhibe les lâches, et

de ces trois modestes employés de bureau aux corps mous, écrasés par les douleurs lombaires et l’usure de la vue, jaunis par les pauses clopes et le café instantané, semblait soudain rayonner une

tension bestiale : les épaules gonflées, les jambes écartées comme des équerres, les coudes tressés à leurs genoux, tout, dans leurs corps mimaient des allures de primates. Une fois sucées les petites

mains palmées, évidée la queue crénelée, grattée toute la carapace, les trois langues enflammées par le rhum et le sang glissèrent vers un registre salace : « Elle a voulu nous piner la forêt : elle a

compris qui a la plus grosse bûche ! » ricanait F*****, le comptable de la clinique, qui n’avait pas ce ton lorsqu’il feignait la galanterie devant la machine à café. « On l’a prise par ses petites pattes arrières » renchérit G****** qui venait de passer quatre jours à viser tout ce qu'il voyait, et à rater tout ce qu’il visait. Le troisième jour, G****** avait touché par miracle, un toucan au magnifique bec de soleil jaune perché sur un arbre mort au milieu du lac, mais avait eu peur de se jeter à l’eau.

Le temps que la barque se rapproche, le cadavre avait coulé, et on avait préféré partir sans faire de commentaires. « C’est quand elles sont le plus farouches qu’on les savoure le mieux » conclut-il,

philosophe.

Toute offense était réparée, maintenant : ils étaient à nouveau maîtres et possesseurs de la nature. Exhibant des flancs distendus par l’orgueil, litrons en main, ils s’étreignaient en ricanant, tanguaient

sur le brasier, ignorant sans doute que leurs rugissements n’étaient pour la forêt millénaire aux mille coassements que piteux miaulements. B*****, le collègue qui m’avait proposé de participer à l’expédition, se tenait à distance, le visage grisé par l’alcool et la gêne, et ses sourires semblaient vouloir maintenir l’illusion de bienséance qui avait prévalu jusque-là. Pourtant j’aurais pu rire moi, moi qui en temps normal faisait mine d’ignorer ce que ces blagues exprimaient de pulsions sexuelles refoulées et de domination, mais la chair lourde et moite du caïman qui ondulait en moi me procurait une torpeur brumeuse : j’étais trop occupée à écouter en moi battre le cœur de la bête.

L’un d’eux s’avança gauchement vers moi…

Tout m’apparaissait soudain si absurde. Pourquoi m’avaient-ils fait venir avec eux, femelle parmi les mâles, dans leur partie de chasse, moi qui n’avait jamais tenu la promesse d’un fusil, trop douce peut-être pour partager avec eux le goût sucré de la mort, trop détachée du plaisir atavique du sang, si loin dans les méandres infinis de la forêt amazonienne, à un jour entier de pirogue moteur de la route la plus proche ? Etait-ce B****, ou G****, ou bien comment s’appelait-il le troisième? Et leurs noms m’échappaient soudain, avalés par les pulsations du caïman, tandis que leur grossièreté grivoise faisaient écho - comment avais-je pu être si aveugle? - aux blagues qu’ils répétaient à la clinique, aux allusions à ma photo de CV, à mes tenues, à ma jeunesse, à leurs courbettes, aux regards appuyés pendant les réunions, aux propositions de verre après le bureau, « d’accord, c’est bien pour tes beaux yeux », et je regrettais soudain d’avoir souri alors, d’avoir feint d’ignorer leurs avances, méprisé l’engrenage : j’avais lentement accepté de devenir une proie. Il fut tout près de moi, l’alcool noyé dans son iris, une mince pellicule de bave grasse faisant luire ses lèvres…

Son visage m’apparut étranger. Les yeux s’étaient vidés, les joues gélatineuses formaient deux boules pendantes, la bouche n’était plus qu’un ridicule atoll de chair rose étirée en de vains gargouillements, et cette ensemble qui jadis formulait une unité de sens, une intention, un regard, n’était désormais plus qu’un amas dépareillé de cuir blanc, de muqueuses et de poils ; l’émail des dents, les collines et les cavités, tout sur sa face m’agressait soudain de sa difformité absconse - il avait soudain perdu le pouvoir élémentaire de faire visage.

Il s’assit près de moi, tout près, sur la souche où ne subsistait pas suffisamment de place pour qu’on

soit deux.

Ma nausée s’évanouit, laissant place à un bien-être diffus, ma respiration se fit plus lente, mon ouïe

plus fine, le flot de mes pensées s’interrompit, et dans cette lucidité voyante, un fourmillement étrange m’étreignit les doigts. Je m’aperçus qu’ils étaient parcourues de stries blanches, douces et solide comme des coquillages juvéniles, et quemes ongles s’étaient effilées, mes phalanges épaissies, mes doigts palmés - dans toute ma main se dressait une vigueur nouvelle. Il m’enlaça, je

sentis son haleine d’usine, ses postillons, des mots que je ne comprenais plus… On dit, dans la Chine impériale, que les humains qui ont consommé la chair de leur propre espèce dégagent une odeur spécifique, que leurs pupilles dilatées prennent une couleur ocre, et dans le reflet d’un couteau je vis que mes pupilles luisaient elles aussi d’un éclat pourpre, fluorescent, qui rappelait étrangement les iris fendues du caïman à l’instant précis qui avait précédé son exécution.

…Sa main se posa sur ma cuisse, tandis que l’avant-bras qui enserrait mon cou accentua son étreinte, approchant ses muqueuses des miennes…

J’eus soudain envie de me dégager. Mais en lieu et place de mes protestations, un râle étrange et

inarticulé s’échappa de ma gorge, et à chaque tentative s’échappa le même grognement, rauque et profond, quel que soit le mot choisi, sans que je puisse formuler la moindre pensée.

Sans doute encouragé par mes grognements, il continua à étaler l’humidité de ses paumes sur la peau de ma cuisse, remontant lentement vers mon, et son bras sur mon cou chercha à m’allonger sur le tapis de feuilles qui couvraient le sol du campement. Je ne fus pas capable de résister. Ou peut- être n’en eus-je pas même l’envie, étourdie par les odeurs nouvelles qui se pressaient en moi, par les vrombissements indistincts des insectes incessants, des oiseaux nocturnes, des coassements, et dans le sol une vibration que je n’avais jamais perçue : j’étais comme nouvelle dans mon corps. Dans l’ivresse toute puissante de cette présence infinie, les vies de ces trois sans-visages m’apparurent si ternes, si contraintes, que j'éprouvais une peine immense à la vue de leur quête - trouver, dans l’exercice de la violence, l’illusion d’une liberté évanouie à jamais. Lorsqu’il m’eut mise à terre, nue comme une énigme, une brusque ondulation de mon épine dorsale le heurta. Il ne sembla pas apprécier car, un hurlement, un battement de corps, une masse tombant à la renverse, sur moi, un geyser rouge jaillissant de son cou par intermittences, son corps fut pris de saccades ridicules, «qu’ai-je fait? », et mon premier réflexe fut : de m’excuser. Mais à chaque formulation sortait ce même râle, désormais insupportable à mes pauvres collègues, qui grandissait d’autant leur fébrilité.

C’était vain. L’un d’eux se pencha sur le corps qui se contorsionnait dans la boue rouge et noire, et nous restâmes quelques secondes ébahis par le spectacle de cette agonie, mise en abyme exquise

pour toute vie de son propre destin. Le hurlement se changea en plainte, puis finit dans un gargouillis, et il s’arrêta de bouger.

Chaque être humain peut jouer l’infinie variation des gammes du vivant, de l’éponge au gorille, de

l’organisme eucaryote au plus complexe poulpe, et quand mes yeux fendus se tournèrent vers les deux sans-visages, ils étaient mus par le frêle tremblement du rongeur. La fin du langage annonçait la violence. Je voulus me lever, mais mes jambes, lourdes maintenant, courtes et trapues, ne me soulevaient plus à hauteur des deux autres : incapable du moindre mouvement vertical, j’étais par contre extraordinairement agile sur le plan transversal, fluide, et d’instinct je compris que : le sol était mon règne. Une fois la surprise passée, les deux sans-visages se dressèrent, ramassés, faisant mur, il me fallait ramper, profiter de cette puissance dévorante dans tout le bas de mon corps, me terrer sous, à l’abri de, mais ils semblaient déterminés à la vengeance, qui déjà saisissaient des objets de métal autour d’eux. L’un d’eux tenta de contourner mon flan, interdisant ma fuite : je voulus briser l’encerclement, sans agressivité, doucement - que m’importait sa souffrance? - mais sa jambe atterrit dans ma gueule, et sa chaire tendue par l’action eut dans un étrange gout de ville, de gaz, de béton et d’ennui. Il cria lui aussi. J’eus peur qu’il alerte un grand fauve. Sans réfléchir, pour le faire taire sans doute, mon cou puissant se cabra violemment, son corps, après plusieurs saccades, se disloqua dans les airs, apothéose de chairs en suspension, jusqu’à n’être plus que cette guenille molle semblable tout à l’heure au caïman déchu : après un ultime face à face, le dernier des primates fut - par la forêt noire. Et je fus seule, dans la nuit coassante, éblouie par les feux assidus des lunes et des lucioles, grisée du grésil gras des cigales et des coléoptères, portée par l’humus tremblant où grenouillaient les songes, soudain saisie d’une plénitude rare. Je délaissai

cette cuisse, trop ferme, ouvrit un abdomen, en fit jaillir les entrailles fumantes gorgées encore du caïman visqueux, le cœur, le foie, Ô délices !, et, pour empêcher les grosses mouches noires dorées butineuses de mort - il fallut bien faire honneur aux dépouilles. Les trois hommes sont morts.


Et voilà formulé tout ce que je pourrais dire, Frères Vivants, pour expliquer mes actes, - non pas pour ma survie, mais pour vous avertir du sort qui vous attend si vous goûtez ma chair, entrailles bientôt fumantes aux cortèges de mouches - maintenant qu’à mon tour je chevauche immobile ce tronc si semblable à cet autre, dans cette rivière sombre si semblable à cette autre, dans cette nuit sans lune déchirée par l’éclat de vos lampes, et que sur mon œil traître, implacable se braque : celui de votre Baikal à deux coups. Alors, dans le silence qui précède la foudre, je vous raconterai, à vous qui ignorez sur quelle malédiction vous ajustez le tir, à vous qui frissonnez de convoitise perchés sur votre insulte d’aluminium, si, dans les coassements rauques qu’exhale ma gorge, vous consentiez à entendre autre chose que l’ombre de la forêt sans fond, que la peur insomniaque des mangroves - la froideur infinie de la faim.




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