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  • Photo du rédacteurCretté Alexandra

La Mort du roi - une nouvelle d'Alexandra Cretté, illustration d'Alizée Thomas

Dernière mise à jour : 15 nov. 2021

Le premier matin du premier lundi du dernier mois de l’année 2020, à la lueur du jour qui finissait d’abreuver la nuit d’espoir, on découvrit aux cinq coins de dix rues de Cayenne, le même cadavre du même vieil homme recroquevillé - cinq identiques fois- sur lui même. Ses mains se croisant cinq fois, caleuses, grises et terreuses. Ses ongles sales ne cessant de croître comme une couronne d’ivoire dérisoire et burlesque. Ses cheveux grisâtres et sa barbe de poux, cinq fois à la moquerie des passants, à la morgue de la jeunesse, à l’impatience de la police. Jusqu’à ce que l’on comprenne qu’au même moment on avait cinq fois noté la même chose, et pris cinq mêmes photos, qui devant un chinois, qui devant un mur rose et ocre, qui devant une bijouterie syrienne, qui devant un parking, qui devant un hangar devenu église du septième jour.

Le premier matin du premier lundi du dernier mois de l’année 2020, à la lueur du jour qui finissait d’abreuver la nuit d’alcool et de silence, le Roi Boidènn fut trouvé cinq fois mort.

Et personne ne pleura.

Personne ne demanda sa tombe.

Personne ne mit du noir et du blanc sur ses épaules.

*

Je suis né à Saint Georges, il y a 62 ans. Je n’avais ni frère ni sœur. Le village dormait au bord du fleuve. Il n’y avait ni pont ni route. Saint Georges était comme une petite île de maisons. Posées sur la route des pêcheurs en tapouilles au bord de la gorge de l’estuaire. L’école. Les maisons de bois. Les quelques grandes maisons créoles à colombage. Une épicerie en comptoir où s’égrainaient les boites de conserve sur des étagères de bois et de métal. Tout cela a l’odeur de la poussière de ma mémoire. Je suis parti en tapouille un jour, vers la mer. Je ne suis plus jamais revenu. Nous sommes descendus jusqu’aux eaux salées et de là a commencé le long chemin sur la côte pour rejoindre Cayenne. C’est un lent trajet calme le long des mangroves. Un voyage sans histoires où l’ennui porte plus à rêver qu’à nourrir l’envie de s’enfuir. Je ne fuyais rien. Je ne me souviens pas avoir beaucoup parlé pendant ce voyage. Je ne suis pas un parleur. On me dit souvent que j’ai les lèvres et le cœur cousus. Je ne sais pas trop ce que cela signifie. J’ai regardé l’eau et les arbres racinés entre la mer et le ciel. Je ne savais rien et je n’en sais pas beaucoup plus aujourd’hui d’ailleurs. Je n’aime pas le vent qui vient de la mer. Je préfère croire les choses qui me disent qu’elles sont là de puis longtemps. Au même endroit. La nuit, nous sommes arrivés à Cayenne. Il y avait une plage. Un petit carbet en forme de chapiteau. J’ai posé mon sac sur un banc de la Place des Amandiers. J’ai dormi quelques heures là. Le jour s’est levé et dans la chaleur abrutissante qui montait j’ai regardé la ville. Les bordures des murs de l’ancienne prison. Les hauteurs moussues de l’ancien hôpital.

Je ne suis jamais reparti.

J’ai travaillé sur les bateaux. La nuit, à tirer les filets. Je mangeais assis sur les murets qui bordaient la jetée. Du pain, du poisson salé, du piment. Le sel sur mes mains et aussi dans mes cheveux à cause de la mer. Je dormais dans une chambre louée par une dame rue René Jadfard. Un lit, une petite fenêtre. Dans sa cour, une bassine d’eau sur un tabouret pour me laver. Deux ou trois fois, elle est venue me rejoindre dans la chambre. Elle était carrée d’épaules et gardait ses cheveux sous un foulard. Comme moi, elle sentait la sueur même après sa toilette. Elle était un peu rude. Comme moi. Elle parlait peu.

Le temps a passé sur moi. J’ai travaillé sur les crevettiers. Je me suis exilé un temps au port du Larivot. Je finissais toujours par revenir à Cayenne. J’y étais à chaque fois plus pauvre et plus seul.

J’ai loué des chambres qui sont devenues des galetas. J’ai finis par occuper une maison en ruine non loin de ce qu'on appelle aujourd’hui le Vieux Port. Je pêche encore sur le bord du fleuve. Au filet. Des gosses qui évitent l’école me regardent et se foutent de moi. Ils disent que je suis vieux et que je pue. Ils ont raison. Ils attendent de me voir attraper un petit acoupa anguille. Si c’est une raie plate comme la femme du maire, je la jette sur le coté. Ils viennent la voir, toute salivante de vase. Sa bouche bizarre comme une plaie sur son flanc blanc.

Lentement, j’ai commencé à devenir cette espèce d’araignée humaine que tout le monde reconnaissait en ville. La peau de mes coudes a grisé. Mes cheveux sont devenus jaunes. Mes muscles ont fondu comme glace de sinobol. Il ne restait plus que des os trop longs sur la peau maillée et râpeuse de ventre de grage. J’ai aménagé une petite niche sous un escalier pour dormir. Je pissais aux étoiles du caniveau. Et avec ça, toujours fier pêcheur d’acoupa anguille. Accompagné de ma nichée de gamins qui me criait chaque jour que je puais un peu plus. Je serais resté en ville pendant l’éternité si j’avais eu l’éternité.

Mais je meurs seul ce soir. Après tant d’années de pêche et de solitude. Je meurs sur ce carreau de béton. J’en suis plus grand me semble t-il. Plus chevelu. Plus barbu que jamais. Les poux ont fait ma conquête il y a trois jours. Ils ont gagné. Je cherche une dernière fois dans le ciel de Cayenne les étoiles que je regardai dans celui de Saint Georges et il me semble que j’ai toujours été ce clochard pêcheur solitaire et maigre. Je n’ai jamais été enfant au rives de l’Oyapock.

*

Quand j’étais petite on m’appelait Dents de Soleil, parce que je souriais tout le temps et qu’ainsi je montrais mes dents au soleil en tout lieu, à toute heure. Je ne savais pas ce que c’était que d’être triste, ou ennuyée, ou morose. Je n’avais que la joie. Je ne me souviens pas avoir eu un jour d’enfance hors de la joie. C’est pour ça que ça a été si dur de grandir, de vieillir. Et aussi c’est pour cela que c’est si facile de mourir à présent.

J’avais des tresses droites. Bien plantées sur la tête. Je tenais mon sac fermement, chaque jour, en allant à l’école. J’étais décidée, on me le disait souvent. On me disait que j’étais un sourire décidé sous deux tresses bien droites. On m’aimait bien pour ça, cette rectitude, ces dents blanches, toute cette propreté et cette droiture. A l’église, même si je chantais plutôt faux, on me mettait toujours devant, au premier rang de la chorale. J’avais une vie pleine. Je souriais, je marchais, je chantais faux et je dormais profondément la nuit d’un sommeil empli de rêves serrés.

Je suis devenue une femme en plein jour. L’enfance est sortie de moi d’un coup, comme un nourrisson sort du ventre de sa mère. Je savais ce que c’était. Je n’ai pas eu peur. Je n’ai pas pensé grand-chose. Mais je m’en suis sentie vidée et le soleil n’a plus jamais revu les dents de mon enfance.

C’est dommage, c’était la plus belle partie de moi.

A Cogneau, le quartier de tôles et de maisons dans lequel j’ai vécu cette enfance merveilleuse, les filles femmes sont comme des aimants qui rendent les hommes idiots. Cette idiotie est souvent contagieuse et on se retrouve vite à ricaner bêtement devant un garçon un peu musclé, ou devant la photo de lui qu’il vient de t'envoyer sur ton téléphone. Il t'enverra un peu plus tard une photo de son sexe en érection, poussé par un ami encore plus idiot que lui et par le désir de confirmer dans sa tête que tout ce qui est viril est séduisant. Sa bite plus que toute autre chose.

Le monde sans l’enfance n’était pas très beau. Il sentait l’urine, la sueur et la fatigue.

Mais il avait ses plaisirs aussi. Des sensations âpres, violentes, dans lesquelles j’ai eu envie de plonger jusqu’à la racine de mes tresses. Il y avait l’alcool qui faisait passer le temps. Le sexe, qui le rallongeait. On pouvait finalement faire ce qu’on voulait du temps de ses journées. En buvant, en suçant, en prenant le plaisir de mon corps; ce n’était ni compliqué ni désagréable. Ce n’était pas bien vu à l’église. On ne me garda pas à la chorale. Je n’était plus droite. Je n’avais plus de tresses. Je préférais les longues coiffures compliquées qui enchevêtraient les rajouts roses, comme dans les clips des chanteurs de dancehall. Je portais des shorts très courts, qui montraient la naissance de mes fesses. Tout ça me paraissait bien banal. Après tout, je ne faisais que vivre comme la plupart des filles et des garçons autour de moi. Je jurai comme eux. Je crachai au sol comme eux lorsque la journée était trop dure et qu’on ne mangeait pas grand-chose. Je dansais avec provocation. Je cherchais à jouir très vite du plaisir au creux de ma main.

Le temps passait et rien ne changeait. J’étais toujours à l’affût du plaisir. Je n’avais pas vraiment d’amis. De l’amour, je ne voulais pas connaître le début ou la fin. Mon ventre ne grossissait pas d’enfant. J’ai commencé à me considérer comme une canne sèche. D’ailleurs mon corps séchait lui aussi. Je ne sais pas comment dire autrement. Je vivais presque chez l’homme qui me montait plus ou moins régulièrement. Je finissais toujours par partir. Non pas parce que je n’avais plus de plaisir, mais parce qu’il faut bien partir quand ça n’a plus de sens.

Peu de choses avaient du sens, depuis bien longtemps.

Le plaisir a commencé à quitter mon corps sec. L’âge de vieillir m’a mordue et ne m’a pas lâchée.Les années ressemblaient aux années. Une nuit je me suis levée, j’ai quitté la case de tôles, j’ai marché sans fin le long de la quatre voies. La lune était argent. On voyait comme sous un œil de verre. J’ai entendu tous les chants nocturnes des grenouilles. Il n’y avait personne à part moi. C’était comme la fin du monde, avec moi comme dernier être humain.

Comme le dernier être humain, j’emportais avec moi tous les autres. J’étais les hommes et les femmes de Cogneau. Les petits enfants dodus. J’étais le chinois à l’angle de la rue. La bourgeoise avec son auto climatisée et ses vitres teintées qui venait sous l’ombre du manguier se faire coker par son trop jeune amant. J’étais le pasteur dans le silence de toutes les prières. Mes mains étaient cornées. Comme mes pieds. Mes cheveux cendrés. Mes joues rêches et peuplées de poux.

Finalement, je me suis allongée au bord d’une rue. Le soleil a commencé à se lever. J’ai respiré lentement. Lentement, j’ai montré mes dents et je suis morte le sourire aux lèvres.

*

Il y a beaucoup de gens qui sont venus pour essayer de me ramener à la maison. Des gens de toute taille, de tout âge, de toute ascendance. Des gens patients des services sociaux. Des gens efficaces de l’hôpital. Des gens lents à comprendre la réalité, comme ma mère. Des gens qui me méprisaient; des flics. Des gens qui me nettoyaient sans fin, comme les dames de l’association du presbytère.

Je les ai tous envoyé se faire foutre. Gentiment, après avoir bien récupéré ce que chacun d’entre eux pouvait me donner, mais finalement ils ont tous obtenu le même résultat: aucun n’a pu me ramener au bercail. Je ne le veux pas. Depuis bien longtemps. Je ne suis pas parti de chez moi pour croire en toutes ces conneries familiales et sociales. Je suis parti pour suivre le chemin éclairé de la drogue. Je n’avais pas d’autre but et c’est un but que j’ai parfaitement atteint.

C’est ce qui m’a toujours plu dans la drogue, cette simplicité du but. Dans tout le fatras complexe et déprimant de la vie, des émotions, des autres, des émotions des autres, dans tout ce magma incompréhensible dont on est censé sortir quelque chose qui s’appelle le bonheur, le plaisir de la drogue est d’une simplicité reposante. Le chercher, le prendre, le perdre, le chercher...et recommencer comme ça à l’infini.

J’entends à longueur de journée les histoires sur une escalade de produit en produit. Du plus doux au plus fort. Du plus acceptable au plus rejeté. Une sorte de chemin tracé qui te mène du joint anodin fumé en douce sur le parking du collège à la défonce loqueteuse de la pipe à crack. J’écoute. Je ne dis rien. Je n’ai jamais fumé de joint.

Je suis venu à Cayenne pour ça. J’ai vendu sur le Bon Coin les dernières choses qui me restaient d’un lointain passé de travail: une vieille Citroën BX dans le garage de ma mère. Une tente igloo et des chaussures de marche Décathlon. Un didjeridoo et des CD de Jamiroquaï. Tout ça a payé mon billet aller et de quoi commencer à consommer tranquillement.

J’ai tout de suite aimé cette ville, ses rues en damier, vides. Ses maisons jaunes et discrètement bleues ou grises ou vertes. Il n’ y a pas beaucoup de vitrines. Quasiment aucun miroir. C’est une ville où on ne voit ce qu’on est devenu que dans le regard des gens. Peu de gens vous regardent.

J’ai vite intégré ce décor, après un ou deux mois d’exotisme. J’ai perdu ma couleur en premier. Je suis d’abord devenu rouge. Puis ensuite vaguement gris. Puis franchement gris sale, enfin.

Je fais la manche au café de la place des Palmistes. Je glane des centimes perdus dans les pelures du marché. Je ramasse des mégots. Je mange à la barbe des chiens errants les déchets des roulottes qui vendent des sandwiches gras. Je me fais tabasser des temps en temps. Et aider de temps en temps aussi. C’est la marée des gens autour de moi qui décide. Je parle un peu toutes les langues du coin. Quelques mots. Juste de quoi trouver ce que je veux dès que je le peux. Je regrette de ne pas savoir pêcher. Ça m’aurait simplifié la vie de savoir ça, ici. Là d’où je viens, ça n’existe pas, la pêche.

Tout le monde me connaît. Je pue. Je suis gris. Je porte des vêtements pleins de trous. Il y a longtemps, c’était un t-shirt marin, avec des bandes horizontales blanches et bleues. J’ai perdu pas mal de mes dents, avec l’acide. Mes gencives me tirent et me donnent l’air d’un vieux macaque maussade. Je m’allonge souvent par terre en plein soleil. Je dis que je cuis. Les enfants de l’école privée à l’angle me jettent des pierres et essaient de me pisser dessus si je m’endors sur un banc.

Il n’ y a plus de banc depuis longtemps. Quand c’est carnaval, je me terre sous Cépérou dans un coin de rochers. Je ne sors qu’à la nuit pour gratter dans l’angle des caniveaux et fouiller des poubelles.

Aux yeux de beaucoup je suis entre le ravet et le chien qui pue. C’est au mieux si j’existe. Ça me va. Je préfère être invisible et faire ce que j’ai à faire le plus souvent possible que d’être obligé de revivre dans leur monde.

Lentement, j’ai commencé à changer. Je me suis vu dans un reflet de vitre de voiture, un soir de pleine lune. Je ne sais plus quand. Je me suis mis à devenir quelqu’un d’autre. A avoir la peau de plus en plus sombre. J’ai même grandi un peu. Mes mains sont devenues longues. Mes ongles durs comme de la pierre. Mes cheveux tombés ont repoussé plus gris que la poussière. Plus frisés que la mousse des arbres. Mes coudes sont plaqués de corne. Il me semble parfois que je me croise moi même la nuit. Ça m’arrive souvent, lorsque je me défonce doucement, tout seul dans un coin du Vieux Port. Depuis plusieurs jours je n’ai plus d’ombre. L’eau coule directement de ma gorge à la terre du chemin. Je sens bien que c’est la mort qui rode et me traverse. Je sais. Elle a l’odeur du petit jour.

*

La magie. C’est la magie puissante de la Terre qui m’a donné une queue alors que je suis née femme: elle m’a donné de quoi l’engrosser. Elle n’avait pas d’homme assez viril pour ça sous la main, alors hop. Elle a posé ça sur moi...La Nuit m’a ensuite donné des griffes. Des griffes chien- bois pour cisailler les belles joues des belles femmes que je ne pouvais pas être. J’ai tout récupéré petit à petit. La magie de la Terre, celle de la Lune, celle encore des chiens infidèles qui rabrouent les pare-chocs des voitures d’un coup de rein. Eux aussi sont des ombres féroces et ont décidé de faire de mon corps la tentative des chimères de mille contes… Plus personne ne se souvient de qui j’étais.

J’ai ma queue de bouc, mes seins de chienne, des dents de loup, un regard de Satan Empereur et des mains mangeuses de rats vivants. Le temps s’est arrêté en plein viol et il m’a vomi sur le pavé.

Où sont passés tous ceux qui se moquaient? Ils me regardaient de loin et riaient de mes gros genoux. De mes mains croisées devant moi. De ma tête qui ne retenait pas grand-chose. De ma façon de faire toujours ce qu’il fallait pour obtenir l’aval de mes parents, de mes frères, de mes sœurs. La bonne conduite était une non conduite. Pour exister il fallait se taire et porter la maison sur ses épaules. Je me souviens de ma mère et de mes sœurs. Des femmes fortement discrètes sous des coiffures de cheveux lissés. Des robes bleues à longs plis, des cols en v ouverts légèrement sur des seins nourriciers de marmaille. Elles ont fini posées sur le buffet, dans leur cadre photo bien propre. Si je me souviens, elles m’aimaient comme tout le monde, de loin.

Aujourd’hui la nuit j’ai donné à manger à plus pauvre que moi. C’était un gamin de quatorze ou quinze ans. Il crevait de faim, ça ressortait par ses yeux. Je n’ai pas pu supporter ce regard. Je suis revenue, et je lui ai ramené de la nourriture. Une grande assiette de riz, lourde, avec des sardines bien grasses sur les rebords. Il a tout dévoré en silence, sur le bord de la route. Il avait peur aussi, en me jetant des regards. Il a du se demander si manger ma nourriture ne le transformerait pas en quelque chose qui me ressemblerait; il tremblait un peu. Mais il avait trop faim. Du moins sa faim avait été largement plus grande que sa peur.

Qui peut choisir la peur qui va l’accompagner au moment de mourir? Qui peut lancer sa main au tourniquet des terreurs et s’arrêter sur celle qui lui ira le mieux? J’aimerai bien pouvoir faire ça. J’ai des peurs jolies comme des robes.

Ce matin j’ai mis ma robe jaune. J’ai un collier de larges perles roses pour aller avec. Au fond de mon sac ces affaires sortent un peu froissées, un peu rancies pas la nuit de l’humidité. Je me trouve toujours avec l’odeur boueuse de la place des Amandiers sur moi. Mais lorsque le soleil tape sur le jaune de ma robe, je me sens plus chez moi que la grappe de wassai sous la palme du pinot. Le vent passe. Il chasse l’odeur du sac, celle des mensonges, des insultes et des coups de pieds. L’ani posé sur la brique du muret me regarde.

C’est la magie qui me traverse. Elle a choisit ma robe jaune pour que je sois dans le matin comme une fleur immortelle. Une fleur un peu laide et fanée. Une fleur un peu épaissie par les années et le riz. Par le rhum aussi. Le gamin à la gamelle de riz n’avait peut être pas peur. Dans ses yeux, peut-être qu’il riait de moi. Si ça se trouve il est en train de me voler les derniers résidus volables de mon gourbi. Je l’ai regardé trop vite. Avec trop de certitude. J’ai dis quatorze ou quinze ans. Peut être plus. Je ne suis plus sûre de rien. C’est moi qui ai peur à présent. Qui ai faim. Qui tremble que la nuit ne tombe trop vite. Qui garde un couteau dans ma chaussure.

A l’ombre du mur que je rase, il y a évidemment plus de danger et de sang. Pour un peu de riz. Pour quelques sardines salées et grasses, on éteint la rage du monstre. Mais il peut revenir.

Quand on trouvera mon cadavre épouvantail, on ne le placera pas au milieu du champ pour faire fuir les anis. On ne le dressera pas non plus au mitan du cimetière. Aucun vévé à mes pieds. Aucune couronne à ma tête.

Il est nuit. Finalement.

L’enfant aux longue dents est revenu derrière le mur bleu. Il n’a plus faim. C’est moi qu’il est venu chercher avec son couteau. C’est un couteau à châtrer. Je le reconnais. Toute ma vie on m’a menacé avec. Et quand les coups ont tranché ma chair, je ne suis devenu personne d’autre.

*

Je suis le roi. Le seul roi de cette ville. Le seul roi de cette embouchure large et dégosillée. D’autres vous diront aussi être des rois. Ne les croyez pas. Ne croyez pas leur BMW. Ne croyez pas leurs costumes trois pièces syriens importés. Ils boivent du champagne mais leur couronne est d’ordure. Je le crie souvent. Je leur jette à la gueule lorsque je les croise tous bouffis de suffisance et de dédain. Moi, je n’ai pour palais que les grilles de la préfecture. Pour cour que les urubus noirs qui dépouillent le rat ou le pian. Pour toilette que l’ombre des murs chevelus de passiflores. Je vomis tous les jours devant ce que la ville devient. On me croit saoul. On me croit drogué. On me croit fou. Je ne fais que vomir devant tout ce que je vois. C’est la seule réaction normale. Et je suis seul. Je suis le roi d’un endroit sans justice. C’est laid. Et je suis le seul. Je suis le roi d’une ville vide où l’on jette tout le monde à la rue. La rue est pleine et les maisons sont vides. C’est la loi de Carnaval. Je suis le roi des culs serrés dans les paillettes. Des chants cochons. Je suis le Roi Boidènn. Et des générations d’enfants et de vieux citent mon nom pour rire et pour pleurer.

Je suis le Roi Boidènn.

C’est ici que s’écrivent mon histoire et ma malédiction.

Lorsque je suis arrivé en ville ; j’étais un avocat. Un avocat fringant. Ni trop jeune ni trop vieux. Ni laid ni vraiment beau. C’était il y a trente ans de cela. Il n’y avait pas encore de route pour aller à Saint Georges. On craignait la guerre civile du Suriname. Il n’y avait pas beaucoup de certitudes dans les gamelles des pauvres. Dans les rues, on déplorait une épidémie de constructions de ronds points. Je regardais le ciel et le trouvais plein d’un air trop léger ou trop lourd, comme souvent les chansons de Carnaval. Je mettais mon costume pour entrer au Palais de Justice. On m’appelait maître dans des soirées qui se voulaient mondaines. Je traînais autour de moi l’apanage de ceux qui sont référence : femmes, enfants, maison, voiture importée, chiens hauts, chats velus, bijoux, cailloux, joujoux...

A présent je suis le Roi Boidènn.

Je traversais tous les jours la rue De Gaulle. Je traversais devant le même magasin syrien de vêtements chics qui a été revendu mille fois et doit être maintenant une échoppe chinoise de souvenirs en moutouchi et de morphos crucifiés. Lorsque je passais près du porche qui jouxtait cette boutique il y avait toujours, dans l’ombre, une silhouette recroquevillée à l’angle du mur. Qui marmonnait chaque jour quelque chose que je n’entendais pas. Il y avait un mur d’urine et de sueur entre moi et cette ombre. Je passais. Droit comme un i. Je n’avais à chaque fois qu’une conscience molle de cette personne qui vivait là avec quelques mots dans sa bouche. Moi, ma bouche se gorgeait de mots clairs, rangés en arguments, pliés en discours. Mon métier était fait d’une armée de mots. Lorsque je rentrais le soir après avoir vidé ma gorge de mes mots, comme on vide une oie grasse de son foie, mon oreille se tendait vaguement sous le porche et vérifiait que la petite voix d’urine et de sueur était toujours là. Et elle était toujours là. Avec ses quatre ou ses dix mots.

Aurais-je du fuir ? Qu’aurais-je évité ainsi, la nuit, en courant plus vite que le ciel ? N’était-ce pas là déjà le rêve d’un fou ?

Je n’ai pas fui. Un matin, je me suis arrêté quelque secondes de plus devant le porche. Je ne pouvais pas ne pas me pencher. J’ai entendu les quelques mots qui sortaient de l’urine et de la sueur Ces mots ont décollé mon âme de mon corps.

Je suis devenu le Roi Boidènn.

Je ne suis pas rentré chez moi. Je n’ai plus jamais conduit une voiture. J’ai oublié la douceur des cheveux de mes enfants. Je n’ai plus caressé ma femme. Je bois le ciel et la terre. Chaque jour. Je n’ai plus changé de vêtements. Ceux là sont devenus hardes. Puis lambeaux. Chaque jour. Je suis nu et laid. Je mange les ravets qui sortent de la boulangerie. Je bois la pisse et la sueur de la mairie. Cayenne est une grosse vache maigre qui se laisse traire benoîtement.

Je suis devenu le Roi Boidènn.

Tous les cinquante ans, le Roi meurt et le Roi renaît. Je suis la comète des trottoirs. Ma danse ne s’arrête pas. L’ordure de mes mots ne s’arrête pas. Lorsqu’on veut me tuer on en tue quatre autres. Quand on veut manger ma vie, on s’attire la main du diable sur son sein gras. On veut me voir vomir le sang et je fais partout vomir la bêtise. Je rends la pièce à coup de poing. Je me multiplie. Chaque fois un peu plus. A chaque mort je suis plus nombreux. A chaque désert j’agrandis le vide. Pendant cent ans. Ou pendant mille ans. Et viendra donc un jour où il ne restera plus que moi.

Ce jour s’appellera le Jour du Roi.


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