Cretté Alexandra
L'Aurore se lève, une nouvelle de JJJJ Rolph
L’exil ou la fuite ? Le château de ma mère...
Pourquoi il y a-t-il toujours des araignées dans ma poésie ? Je ne sais et ne saurai quoi répondre à cette question pertinente qu'on me posera sûrement. Il m'arrive de me la poser moi-même, avant de constater que je ne sais pas y répondre. C'est ainsi que je tente de commencer mon récit. C'est mon unique moyen de faire couler le temps. Je n'ai jamais pensé au temps à un tel rythme avant. L'ennui me ronge. Je suis en exil, c’est normal, dirait-on. Mes parents m'ont exilé en Guyane. Leur façon de me témoigner leur amour. Comment vivre sans se faire assassiner dans son pays où l'injustice est norme, quand on a comme moi, une grande gueule ? Je m'alite sur un matelas troué. Je fais le vide. Un roman « Atipa » d'Alfred Parepou posé sur mon lit. Ce bouquin est une bombe lancée à la colonisation française de la Guyane.
Aujourd’hui, une profonde solitude m'envahit. Suis déprimé. Ça fait plus d'un mois que je n'ai pas tenu le corps fragile d'une douce femme. C’est alors que je commence par comprendre le vrai sens du mot exil. Pour moi, ça commence par une guerre sexuelle. Ma vie devient une parfaite routine. Je prédis comment seront mes journées. Mon pays me manque, ma copine, mes errances. Heureusement, il y a toujours la lecture pour recoudre la vie quand elle est déchirée. Je lis beaucoup. Que faire de tout ce temps dont je dispose ? La notion du temps m'a toujours été superflue. Maintenant, Je fais l'éloge du superflu.
Par la fenêtre de ma chambre, notre chambre ―il n’y a qu’une pour nous cinq―, je regarde défiler la vie des pauvres gens de ma rue. Je lis particulièrement des livres antillais, africains, guyanais et haïtiens. Je découvre Serge Patient et Élie Stephenson. Il faut que je vous dise que tout grand lecteur qu'on soit, la Guyane ne nous arrive pas vraiment en Haïti. Mis à part Damas, méconnu des lecteurs de la Négritude, et René Maran, qui a eu le Goncourt avec Batouala, je ne connaissais que Christiane Taubira. Il est bruit que Patient et Stephenson sont deux monstres sacrés des lettres guyanaises. Et Haïti ne les lit pas !Et pourtant, il y a tant d’ Haïtiens en Guyane ! Grâce à eux, je me sens très peu dépaysé. L’odeur de cette terre m’est proche.
Avez-vous déjà senti comme un vent de trahison ? J'ai l'impression de trahir mes amis. Je suis un être agité, je ne supporte pas l'injustice. Ici comme ailleurs. En Guyane, ça m’a rattrapé. Il y a jusqu’à maintenant, le syndrome peau noire, masque blanc. Comme chez nous. Je me réfugie comme d’habitude sur le parc Roland Dauphin de Matoury, pour rire, lire et pleurer. Dans le parc, j’entrevois des silhouettes. Un couple Brésilien fait l’amour sur le banc à quelques pas de mon œil qui voit tout. Je jette discrètement un regard pervers. Des chuchotements. Du plaisir sans retenue. La femme taille une délicieuse pipe à l’homme qui gémît tel un enfant gâté. Je me suis lassé au bout d’un moment, tout cet amour à ciel ouvert et à portée de main effraie le petit chien sans maître et loin de son quartier que je suis devenu. Il n’y a personne pour caresser ma queue. Je suis choqué et en même temps fou de désir. Il m’a fallu une heure et une stupide branlette avant de pouvoir me replonger dans mes livres. Je lis, entre autres, deux livres de Catherine le Pelletier. J’ai presque terminé un texte qu'elle a publié sur la littérature guyanaise et son histoire, et là j’entame un petit texte pas trop amusant. Il lui manque un peu le sens du récit. Il y a des livres qui savent me mettre en colère. Je ne sais pas si je serai un bon écrivain, mais je suis bon lecteur et cela me console un peu.
La Guyane : le pays de l’arnaque.
Il m'est arrivé plein de choses intéressantes pendant ce moment de silence. Je ne vous ai pas encore dit que le mythe du pays-étranger-paradis est le plus gros mensonge que les haïtiens se donnent entre eux. Il parait que ce n'est pas si grave de nous mentir entre nous. Les pires mensonges se lavent en famine.
Je prends un bus pour Cayenne. Voir Aurore ma copine, celle avec qui je partage mes lunes. Un soleil de plomb infeste la ville. Dans le bus, des jeunes gens parlent une langue dont je ne comprends rien. J’hésite entre l’anglais de Guyana et le nengué tongo des Bushiningués. J’ai vu aussi des gamins de Suriname. Je pense à mon ami Popo. Il appelle Saramaka tous les nègres de la Guyane, avec un brin d’ironie. Il est fier de constater qu’il y a des gens plus noirs et plus bronzés que lui. Il dit que ce sont des Africains pur-sang, sur un ton franchement moqueur. Je n’ai toujours pas compris cette dérision de l’Afrique par les afro-descendants. De la conversation des jeunes gens du bus, je n’ai compris que le mot taki taki.
Un mois de cela, je m’étais changé de solitude. Ça prenait une autre tournure. Encore la même routine. Mais un problème résolu. Celui du cœur et de la chair. J'ai connu une nana. Très élégante. Pas trop laide et avec un corps plus serein que la nuit. On a baisé une première fois. Après, c'est devenu une routine. Dane me donne l'impression de gouverner mon chagrin. Je ne suis qu’un animal littéraire. Je suis aussi une machine sexuelle. Ma copine Femaville qui vit en Haïti me manque malgré tout. Il me manque un peu de son odeur, de ses crises de jalousie et de son attachement presque pathétique. Dane est au courant pour elle. Pour l’instant, je me mets avec mon Aurore, ma douceur et ma dulcinée. Quand on est trois à aimer… Me dit la chanson. Entre jalousie et menace, j’ai avoué. Je dis à Dane et à Femaville que je compte passer ma vie à regarder sourire Aurore. La nouvelle a été choquante, mais je n'aime pas mentir. Sauf quand on me demande de parler de ma vie en Guyane et de mon voyage. Je ne pipe mot. Comment parler aux autres d'une illusion perdue? Il m'arrive souvent de ne pas pouvoir dire aux gens que la vie en Guyane, à un certain niveau, c’est de la merde en déconfiture. Des migrants qui vivent en cachette pour ne pas se faire arrêter par l’immigration (LAPAF). Des vieux granmoun sans pudeur profitant des jeunes femmes en panne d'argent. Des jeunes hommes Haïtiens qui se tapent des vielles femmes pour une meilleure condition humaine. Ce n'est pas que ça la Guyane. Il y a aussi une grande production de médisance. Il fait très très chaud contrairement à la France rêvée et il pleut sans raison. Dane, mon ex désormais, m’avait raconté l’histoire d’un bougre qui l’avait menacée avec un couteau pour lui voler son téléphone. Donc, l'unique différence avec Haïti: les voleurs sont moins armés. Manger n'est pas un luxe. Tout ne se vend pas trop cher. N'empêche que certaines personnes sans papier, qui ne travaillent pas, peuvent mourir de faim. Quand on est sans papier et on vit en Guyane, on ne compte pas.
Un coup de fil, me retire de cette torpeur.
Hello chéri !
Hello, Arum, où est-ce que tu es encore ? Je t’arrive mon amour, je suis en bus.
Un rire glauque échappe de sa bouche. J’entends dans sa voix un formidable doux froufrou: Arum est-ce que tu m’aimes mon cœur?
Je lui réponds : O mon amour, je t’aimerai tant que l’aurore se lève sur l’arum.
Merci mon bébé, je t’attends au bord de la mer, place des palmistes, cria-t-elle presque.
Le bus stationne à l’arrêt de Cogneau, les jeunes gens descendent. Je raccroche le téléphone, pour me replonger dans mes tergiversations. J'ai malheureusement rencontré l'élite haïtienne en Guyane. Ce n'est que fort souvent déchirure, hypocrisie et médisance. Certains font des efforts pour remédier à cette horreur. D'autres se battent pour une radio communautaire en mal de ligne éditoriale. La phrase la plus célèbre dans la communauté haïtienne de Guyane est: “Que tu sois docteur, ingénieur, prof et intellectuel, ici tu n'es rien”. C'est la formule haïtienne du “ fenk vini” du blé. Une formule très pessimiste. Et pourtant, qui prend tout son sens dans le quotidien. Aurore m’a avoué un jour, en revenant de l’université, qu’elle ne supporte pas aussi ce que la France fait de ce pays. Ce département. Si de département français, il est vraiment question. Aucune construction sérieuse. Aucune infrastructure. Un grave problème de transport. Ceux qui n'ont pas leur moyen de transport personnel en souffrent beaucoup. La Guyane, c’est aussi le pays de l'arnaque. Des enfants qui ne portent pas le nom de leurs papas. Car leurs mamans se sont déclarées femmes seules afin d'êtres payées par l'État. Des jeunes qui ont déjà terminé leurs études dans leur pays d’origine, qui ont dû ici, retourner à l’école. Tout un tas d'autres histoires. Les unes plus saugrenues que les autres. Le bus arrive à la gare. J’ai été scruté au centimètre carré par une foule de gens. Des chinois assis dans leur magasin, une mère amérindienne et deux enfants qui attendent le bus, ou un clandestin. À la gare, la vie prend une dimension pas possible. Tout bouge autour de moi. Deux créoles Guyanais discutent statut social, développement et progrès. Le débat s’est envenimé quand l’un d’entre eux dit à l’autre : « La Guyane n'est pas du tout la France, arrêtez de nous couillonner ! » J’en ris de bon cœur. Une jeune fille, qui habite à côté de chez mon frère Edtou à Trente Pièces, m’a raconté son histoire. J’en ai eu des larmes aux yeux. Elle m’a confié qu’elle fond toujours en larmes quand elle regarde la maison et le quartier où elle habite. Elle m'a dit dans un profond désespoir : « Lorsque je suis arrivée ici, je croyais que l'avion avait fait un détour pour me déposer à Cité Soleil, en Haïti. Et jusqu'à maintenant, j'ai du mal à croire que je suis à l'étranger ». Elle habite Trente Pièces, la réalité correspond évidemment à ce à quoi on ne s’attendait jamais. De Pétion-Ville (Haïti) à Trente Pièces, l’un des plus exécrables bidonvilles de Cayenne, le mythe du développement, du grand pays blanc, s'est effondré en l’espace d’un cillement et laisse couler à ses lèvres un goût amer…
Ce bord de mer devient mon lieu d’amour et de repos. Moi qui ai toujours un mauvais rapport avec les chiens et la mer. Aurore me taquine souvent à l’idée que mes ancêtres africains ont mal vécu la traversée. Il n’y a que les Haïtiens pour blaguer sur un moment aussi douloureux que l’esclavage, répondis-je non sans un brin de victoire dans la voix. Réconforté par le vent et les amandiers, on fait de cette roche au bord de la mer, notre lit d’amour. Ce soir, je ne retournerai pas à Matoury, je reste dormir chez mon frère à Cayenne. Aurore me couvre de baisers. Ses yeux atypiques ont toujours sur moi, un pouvoir infernal. Des yeux de braise et de fleur sauvage. Je lui remets son baiser. Nos chuchotements et nos plaintes emportés par les vagues. Nous aimons faire l’amour au rythme de la mer. J’ai rapidement une érection, ma dulcinée soulève mon sexe dans une douce violence et le met dans sa bouche. Une vague douleur m’étripe. Le vent ballade sur mes fesses. Entre coup de rein et gémissement, je jouis. Je dépose ma bouche sur ses seins, son cou, ses oreilles, je deviens un poisson couvert d’écailles. Aurore lève la tête pour voir si quelqu’un nous guette. Un vieux granmoun est assis tout près de notre nid d’amour. Il nous fixe. Soudain, il disparait. Ou il fait semblant. Ce n’est pas notre souci pour l’instant. Nous sommes dans l’urgence et le désir fou. Aurore me monte comme l’on monte son cheval. Je me bats contre mes cris. Elle bouge sur mon sexe, je lui rends sa douceur. Wouy Arum, ou dous cheri m. Un cri rauque s’élève de sa gorge, elle hurle de toutes ses forces. Un jet de liquide entre ses cuisses. Elle met sa tête sur mon ventre, on écoute ensemble les douces chansons des sirènes. L’obscurité d’un coup envahit l’espace, personne ne voit d’où elle vient. Elle arrive comme la mort sans annonce ni respect. J’enfourche mon vélo pour me rendre chez mon frère, Aurore me tient dans ses bras et me dit à l’oreille « mon Arum sucré, ne me blesse plus jamais, tu sais combien je suis fragile. Je t’aime si fort mon chéri ». Je pris ses mains et lui fis de tendres baisers.
Une visite chez l'ami Kady
Il est des jours qui vous procurent une surcharge de bonheur. D'autres vous rappellent que la vie vaut la peine d'être cette toile d'araignée. Aujourd'hui est un jour où l’aurore se lève sur l’arum. Ceux qui me connaissent bien diront que je suis du genre à être en joie pour peu de chose. Oui. Ils auront effectivement raison. Il m'arrive de rire, d'être en joie juste en observant le vol d'une mouche, un enfant qui brise tout sur son passage. Parlant d'enfance et de sa dose d’innocence, Kal un enfant particulier me vient à l'idée. Il est l'échantillon même de l'enfant heureux. J'aime cette manie douce et tendre d'affoler son père, mon ami Kady chez qui j'ai été passer la journée aujourd'hui. On a causé autour d'une table. Autour d'une bouteille que dis-je? Kady est ce genre d'ami capable de te sortir des phrases surprenantes du genre:
« M pa konn pouki m kite kleren ap fè m soufri konsa non frè m.»
. Qui aurait crû, que j’aurais vécu un jour heureux en Guyane? C'est évident, le bonheur n'a pas de frontière. Enfin, je dirai pour plaire maintenant aux dirigeants, que la Guyane c'est la France. Mais, uniquement sur papier. Kady est ébloui par l'ultime talent de mon grand frère avocat-bon mangeur. Mon grand frère a un drôle de talent. Personne au monde ne mange comme ce mec. C‘est extra de pouvoir contempler l‘artiste. Il consacre un temps fou à ce qu'il mange, on dirait une préparation d'une finale de coupe du monde. Kady l'a regardé manger avec admiration et dit : « Toi Ed je t’admire frangin, tu n’es pas comme Arum monsieur le zuzu. » Tu as trouvé Gargantua, mais je ne suis pas Pantagruel, frère, répliquai-je. Je me demande depuis l‘enfance, comment est-ce possible que deux êtres sortis d'une même matrice puissent avoir une si grande différence de goûts culinaires? J'aime l'idée d‘un bon plat, mais l'acte de manger me révolte. Je ne pourrai jamais me concentrer pour manger à ce rythme. Et pourtant j'aime chez mon grand frère, cet amour culinaire qui me rappelle mon ex, Femaville. Cette petite mange, comme le Croc-blanc de Jack London. C‘était aussi ma petite louve préférée. J’ai toujours admiré cette rage de manger comme si c'était le dernier jour à vivre et à espérer. Kady nous a invités, mon frère et moi, à une émission qu'il anime au sein de la plus importante radio communautaire de Guyane. Mosaïque, la radio de toutes duperies! L'idée en elle-même ne m'avait pas plu. Je m'estimais assez bourré pour avoir une pensée quelconque ou une logique. Je lui ai dit que je n'ai pas son talent pour animer quoique ce soit avec ce taux d'alcool dans le sang. Quand je suis saoul, je deviens trop sentimental. Je cesse d'être vrai. Le monde est beau, la vie est belle sans cruauté. On a été effectivement à l'émission.
Demain Aurore ira avec moi au jardin du Bois de Rose. J'ai hâte, qu'il soit jour. Je lui ai promis un ébat merveilleux. Mon amour est de ces douceurs, qui ont une démarche à affoler Satan. C‘est une diablesse. Une mangue mûre, trop mûre, pour ne pas susciter le désir. Je ne saurais vous décrire nos ébats sexuels. C'est notre intimité. Je plains cet ami, qui pense que l'écrivain ne peut pas avoir d'intimité. Car, l'écrivain dit-il, est un être sans scrupule, qui parle de ce qui ne le regarde pas. Et pourtant, j'ai beaucoup d'intimité. C'est pourquoi, je ne vais jamais me mettre à vous parler dans ce texte des plaintes excitantes d’Aurore ou par ailleurs du corps magique et nu des ravissantes Guyanaises. Je rentre chez moi, me fixer pour demain. Je ne rate jamais l’occasion de voir sourire mon Aurore. Elle m’a écrit un poème que je ne suis pas près d’oublier. En voici un extrait:
Tant que l’aurore se lève/ je parlerai de toi/ tes douces mains/ et tes yeux pichepiches/ toi l’arum de mes enivrements/ je parlerai de tes lèvres fondues sur les miennes/ tant que l’aurore se lève sur l’arum/ je mourrai en tes cuisses/.
J’ai vraiment l’envie d’apprendre à décrire correctement une scène sexuelle dis-je à mon ami écrivain Evains Weche sur WhatsApp, il m’a répondu:
« Tu n’as qu’à reproduire sur papier tes centaines de scènes sexuelles, petit frère» … Non sans une pincée de rire dans la voix. Je ne sais même pas décrire une orgie, poursuis-je. Mais, le plus grand défi de toute ma carrière d'écrivain serait de décrire l'orgasme féminin. Mon ami au téléphone écoute avec attention mon plaidoyer et sans faire de bruit m’a dit:
« La littérature ne se donne pas de défi, petit frère, écris comme tu sais bien le faire, sans te soucier des autres ».
Je raccroche et m’endors avec cette phrase d’espoir qui danse dans ma tête.
Les villes qui m'habitent.
« J'ai longtemps habité des ruines et je sais tout des araignées ».
J'essaie d'imaginer comment le poète arrive à accoucher ce vers ? Il y a des vers qui viennent avec fracas. Ceux-là, quand on les trouve, on saigne jusqu’à en mourir. Quand c'est Marc Exavier qui te dit qu'il sait tout des araignées, c'est facile de le croire. Car, c'est l'être le plus modeste de Port-au-Prince. Dans un pays comme Haïti, la modestie est la plus rare des vertus. Je l'ai toujours dit, cet ami qui m'a tracé la route, est un être unique et très profond. Ces vers sont d'une telle volupté. J'ai toujours voulu savoir, quelles sont ces villes qui ont amadoué Marc Exavier? Lui si sympathique, qui se remet à la ville comme on se livre au destin. Saint-Louis du Nord sa ville natale? Port-au-Prince, où il passe le plus clair de son temps? Du temps qu'on y est, est ce qu'on peut aimer Port-au-Prince? Je connais une poétesse très citadine, qui s'avoue adorer Port-au-Prince. D'ailleurs, elle y est née. C'est son unique fenêtre pour regarder le bout du monde. Ce matin, je me suis réveillé avec cette envie de jouer avec le beau. D'oublier un peu la laideur autour de moi. Cette laideur s'empire. L'élite sans vocation se bat encore pour mériter la radio communautaire en Guyane. À croire que, quand on a rien à faire et à proposer, une station de radio peut devenir la plus grande des richesses. Une vidéo prouve que le petit chanteur, qui se dit souvent héritier légitime de cette radio communautaire a été victime de sorcellerie. Hier, au sein même du local de la radio, il a tourné une vidéo dans laquelle il a été chevauché par les plus terribles loas du panthéon vaudou. Il n’est plus en Guyane, mais Nan Ginen en Afrique, rejoindre les ancêtres. Ce fut d’un ridicule sans borne, un vrai scandale. Chacun accuse sa cible. Et moi, j'en suis resté perplexe. Il y a beaucoup d'Haïtiens qui se regroupent pour faire des dons aux autres, plus vulnérables. C’est une bonne initiative d'aider les autres en difficulté. Bien que l'idée du don ne me plait pas tant que ça. Au sens sociologique, le don a cette manie de déshumaniser celui qui reçoit. Surtout, quand on donne au nom d'une chapelle ou d’un capital politique.
Je dois faire vite pour me rendre à l’Université à l’instant même. Non seulement Aurore et mon amie Michou m’attendent pour aller manger au resto. Mais, aussi je ne rate jamais un cours de madame Blerald ni de madame Harpin. Surtout qu’on aura ce soir la visite de la romancière Guyanaise, née en Afrique, Marie George Thebia. En route, je me suis mis à réfléchir, de tout, de rien. Des villes qui m’ont toujours bercé, de l’Afrique qui m’habite constamment. Il y a des villes, des quartiers et des rues qui grandissent au fond de moi. Peu importe qu'ils soient propres ou vulnérables. Depuis que je suis en Guyane, je vis à Matoury. De toute cette commune, J’ai toujours préféré Cogneau Lamirande, malgré la rumeur. Ce quartier me donne l'impression d'être une injure. Une injure espagnole. Qu’elles sont douces les injures espagnoles! On dirait des compliments. De la ville de Matoury, je n'aime que le parc Roland Dauphin, car c'est l'unique porte qui s’ouvre sur mon enfance. J'ai toujours été attaché à mon enfance. C'est pourquoi, Jérémie, nichée dans le sud-ouest d’Haïti, est à mes yeux la plus élégante de toutes les villes. D'ailleurs, c'est la seule que je connais comme ma poche. C'est curieux que Petit-Goave fasse partie des villes qui m'habitent. Car, je ne l'ai jamais habité. J'ai été à Petit-Goave à maintes reprises. J'ai connu avec mon ami J Harmonie des moments formidables. On descend toujours chez notre ami commun Rub JJ . Il y a des quartiers qui m'empêchent de dormir la nuit. Bordes, Caracolie et Brouette (Avenue Jeanne Perez). Ce dernier s’ouvre sur le grand cimetière de Jérémie. Comment dormir enfant, avec la mort en face?
La Guyane n'est pas comme Haïti, un pays grouillant de monde. Parfois, il me manque un peu de cette promiscuité. De la présence de mes 5 autres sœurs pour me combler d’amour. Il y a plein de différence. Il y a plusieurs ethnies en Guyane. C’est un pays (département, pardon) habité par plusieurs peuples. Je reviendrai sur la Guyane, le pays des mensonges et je parlerai de ses avantages et de ses inconvénients. Je n'ai jamais aimé Port-de-paix, son insalubrité me rappelle trop la ville de Port-au-Prince. Je n'aime pas quand une ville copie d'autres villes. Je préfère des villes authentiques, originales. Avec leur lot d'odeurs et de chagrins. Et pourtant, à Port-de-paix, en compagnie de Douz mon ami-poète, je me surprends même à aimer une femme au cœur plein de poussière. J'ai grandi entre source Dommage (Ti piman) et Bel air (Fort National). Ce sont deux lieux qui m'ont profondément bercé. Je connais tout le monde à Fort National. Tout comme tout le monde me connaissait à Jérémie. Il y a des rues, surtout du Bel air, qui ont des noms de fleur. Des noms qu'on aurait aimé donner à son enfant. Comment ne pas aimer la Rue des Miracles et son lot de misère? La Rue des pucelles, où les pauvres femmes ne sont pas toujours vierges? Et d'autres rues qui prennent le sens de l'hyperbole. Bienvenue à la Rue des Fronts Forts! Les poètes Haïtiens ont été, pour la plupart, marqué par les rues de leurs villes. Et ils en parlent dans leurs œuvres. Lyonel Trouillot, Syto Cavé et j'en passe. Je suis né à Sainte-Hélène (Jérémie) et grandi un peu au Bel air. Deux zones non favorisées, victimes de tous les maux. Cependant, j'ai étudié au collège Sacré-Cœur et Saint-Louis Roi de France. J'ai vécu entre ces deux mondes parallèles. Celui qui a tout en trop et qui vient à l'école exhiber sa richesse. Et l'autre dans mon quartier pour qui le pain se fait rare. Ceux là, ils ne mangent que par accident. Pendant que d'autres mangent par routine ou réflexe. J'ai connu la faim à Jérémie, le luxe à Port-au-Prince, en vacances chez mon grand-père. Et ceci chaque année. J'ai grandi tantôt dans le luxe et tantôt dans la misère. J'ai connu les deux et je suis capable de faire l’équilibre. Je sais ce que c'est que la faim. C’est si dur, si douloureux. Mais, je ne suis pas aussi le mieux placé, pour écrire le grand roman de la faim, tel que le souhaite l'immortel Dany Laferrière. Il y a encore des Haïtiens qui ont fui le pays et qui ont toujours faim dans leurs pays d’accueil. Ce que j'ai vu, est une situation infra-humaine. Des gens ont dû retourner en Haïti. Histoire de mourir plutôt dans leur pays qu'à l'étranger. Ça me fait de la peine. Pas de job. Un pays vierge. Pas d'ambiance culturelle, les gens s'amassent chez eux. Certains se cachent. Faute de papier. Ils ont essuyé un refus. D'autres attendent 5 ans avant d'en faire une autre demande, qui sera peut être aussi refusée. Et sans ces papiers, ils ne peuvent même pas respirer tranquillement. Ils n'ont pas le droit de travailler, d'aller se former, de marcher librement, d'exister quoi! Il m'arrive fort souvent de vouloir retourner chez moi. Vivre ou mourir. Car, le pays est de plus en plus gangstérisé. Mais, le chemin du retour est parsemé d'énigmes et de contraintes. Merci aux gouvernements, la bourgeoisie marchande et la communauté internationale, pour ce qu'ils ont fait de mon pays. Je n'aurais pas besoin d’aller ailleurs pour regarder toutes ces souffrances. Et le pire, certains préfèrent mourir ici en Guyane, au lieu de retourner dans cet enfer d'Haïti. Je n'aime pas parler en mal du pays des autres, comme je n'aurais pas aimé qu'on dise des bêtises sur le mien. Entre nous, on se dit assez de bêtise sur nous mêmes, on n'a pas besoin que les autres viennent nous dire qu'on est infestés. Ça on le sait déjà. Mon problème avec la Guyane et ce pays ne m'habite pas encore, c'est ce refus d’utiliser les ressources à bon escient. Selon certains, il n'y a que le fusée qui intéresse la France ici. Après merde aux Guyanais. Au Français, que dis-je? C'est une situation néocoloniale. Et les gens pour la plupart ont peur du mot indépendance. Quand ils regardent Haïti, ils se donnent franchement de bonnes raisons. Sauf qu'ils doivent savoir, ce n'est pas l'autonomie ou l’indépendance en soi le problème. C'est ce que les puissances font payer à Haïti. Son arrogance. Ce désir de valoriser les nègres du monde entier. Et de questionner l'humanité toute entière. Les gens d'ici ne savent rien de l'histoire d'Haïti. Pour ne pas s'imprégner de l'idée de révolte face à l'injustice, la pauvreté et la soumission.
Revenons aux villes qui m'habitent. J'aurais aimé Gonaïves, s'il n'y avait pas autant de moustiques que la Guyane. Je lui préfère Petite Rivière de l'Artibonite. J'aime cette manie osée d'appeler la ville par le nom de la rivière. C'est mieux que de l'appeler Hitler, Colbert, Rochambeau, Napoléon, Colomb ou d'autres criminels de l'histoire. Comment aimer une rue qui s'appelle Rochambeau? D'ailleurs je n'y passerai pas pour ne pas ressentir les douleurs de l'esclavage. Il y a une commune en Guyane que j'aime sans la connaître. Son nom est trop cool, trop original. Grand Santi. Je m'aurais senti Haïtien même quand je serais né ici, dans les rues de cette commune. Les Guyanais aussi parlent créole, pour ceux qui ne savent pas. To ja konèt mo frè (tu sais déjà mon frère). A force de penser à autre chose, J’ai complètement oublié ce dîner au resto avec les filles. Michou m’appelle, je ne décroche pas. Il est presque 14h. Après plus rien, plus de nourriture.
« Un jour, cette manie de vaciller et de prendre la vie comme un jeu, te perdra pour de bon » me dit Aurore, visiblement fâchée , dans un message WhatsApp.
La fête de l'espoir.
Il y a t-il quelque part, une fête pour menotter le temps? Pour l'empêcher de courir à une si grande vitesse? Le temps a cette vertu de nous humilier dans cette course folle pour rattraper la vie. Il devrait y avoir un jour pour fêter l'espérance. Comme ces enfants qui ont beaucoup aimé la fête du cerf volant. Aujourd'hui, on a connu une fête de l’espoir. Au nom de la poésie et en l'honneur d’Aurore, qui vient de recevoir le prix de jeune écrivain de l’année. La nuit tombait déjà, quand, hier, Chaire m'a appelé pour m'inviter à une agape chez elle. Une fête selon elle pour célébrer l'espoir. Une surprise quoi! Il m'a fallu attendre aujourd'hui pour soupçonner l'invité. C'était une initiative de C, le plus grand fan de mon Aurore en Guyane. Il la classe au dessus de tous. C'est une diva à ses yeux. Je suis un peu perplexe devant une telle dose d'admiration. L'ambiance était conviviale. Une vraie réunion clanique. Avec la participation d'une frange de la communauté. Les élus à ce qu'il parait. Et on a distribué des tonnes de flatteries et un brin d'humanité. Il arrive, que je me perds moi-même dans ce récit exact que je tente de vous faire. J'ai eu le malheur de commencer mon récit par la fin de l’histoire. C'est peut-être bon signe! Ça fait déjà quelques jours, que je dépose ma corbeille de routine. L'idée d'aller à l'aventure gagne du terrain. Cependant, je me suis réveillé très tard ce matin. Toute la maison aussi. Ma petite sœur Wawa, son copain Nanal, ma cousine Macu, mon ami Popo et moi qui formons ce véritable club des cinq. On est surtout doués pour mentir. C'est comme gagner au marathon. Ma petite sœur est un sprinter. Elle ment à la vitesse de la lumière. On vit à l'instar de cinq vieux complices. On se défend aussi du taux de médisance. Que personne ne touche à ma famille ! Mais, je viens d'oublier qu'on n’a pas tout les jours ce que l'on désire. La vie est ainsi faite, et personne au monde ne peut la changer. Pas même le Dieu des chrétiens, qui, là haut, s'ennuie à mourir.
J'ai eu beaucoup de difficultés à participer à la fête de la plume et de la littérature chez Chaire aujourd'hui. Puisque j'étais chez moi à Matoury, j'ai dû prendre un « taxi » pour venir en ville. Ce taxi entre les guillemets n'en est pas réellement un. C'est une sorte de transport arrangé pour permettre aux gens qui n'ont pas de voiture de bouger. C'est un calvaire, le transport en Guyane. D'ailleurs, le taxi dont je vous parle c'est de l'informel. C'est un secret. Mais un de polichinelle. Tout le monde le sait, l'utilise même et personne n'en parle. L'État aussi fait semblant de ne pas savoir. Pourquoi ne pas garantir un transport équitable pour tous au lieu de noyer les gens dans l'informalité? J'écris ces mots, au risque de me faire passer pour traître. Mais, il fallait que je le dise, car cette situation m'énerve quotidiennement. Arrivé chez mon frère, j'ai attendu pendant 3 heures un taxi, un bus, un moyen quelconque de me rendre à la fête. Mais, ce fut en vain. Depuis le confinement, les bus sont devenus inaccessibles, il y a tout un tas de critère à remplir. En effet, cette grande question habite mon insomnie. Comment est-ce possible qu'un département français, au 21ème siècle n'a pas une ligne de métro? J'ai entendu à une émission sur la radio Mosa ce jourd'hui un Guyanais qui crachait sur l'État français, sur cette maladresse dans la gestion du Covid 19. Il a aussi critiqué la visite du ministre de l'outre-mer qui n'a même pas durée 24 heures. Visite qu'il qualifie ironiquement de promenade. Mais, il faut dire aussi qu'en Guyane, posséder une voiture n'est pas un luxe. Ce n'est vraiment pas chère une bagnole. Bien que passer son permis est plus difficile pour certains que de passer son bac. Aucun espoir de permis aussi pour celui qui n'a pas de papier. Je ne connais qu'une seule personne assez folle pour conduire sans papier, sans permis avec tout le risque que ça apporte et c'est mon ami. Ex chauffeur dans son pays natal, cet exilé conduit depuis des lustres en Guyane et n'a jamais eu de contravention. C'est un héros celui-là. Il conduit librement pendant que d'autres se terrent chez eux. Durant ces 3 heures de pérégrinations, j'ai tout essayé pour sortir de l'impasse. Et ce fut en vain. Ayant trop attendu, il m'était venu à l'idée d'aller m’acheter une boisson dans le chinois d'en face pour apaiser ma soif. Tout à coup, une belle femme au cheveux lisses, au corps bien ficelé et à la bouche en peau d'orange entra dans le snack. Une bouche sensuelle, telle l'élégance d'une pleine lune. Je l’ai approchée. C'est une haïtienne. Je suis du coup dans mon assiette. On me dit souvent, qu'en matière d'élégance et de galanterie, je ne suis pas le dernier des gros nuls. Sofie est une très gentille petite fleur de lys. Tout allait bon train quand elle m'a demandé de lui acheter un Coca Cola. J'étais surpris et gêné. Une honte transparente grangrèna son visage. On voit clairement que ce n'est pas de ses habitudes. Les Haïtiens n'abordent pas les gens qu’ils ne connaissent pas. Surtout, une si belle jeune femme. Comment mendier à un courtisan qu'on vient de rencontrer à peine? Sans le laisser finir sa phrase, au risque de perdre sa dignité de femme, d'être blessée, l'acte n'est pas haïtien, je refuse de l’accepter, je suis perdu. J'essaie de comprendre. L’ haïtien est un être hautain, digne et fier. Depuis quand, on est devenus si fragiles, si vulnérables? Je conclus à l'idée que la misère n'admet aucune gêne et aucun principe. Mademoiselle m'a aussi demandé de lui acheter des yaourts pour ses deux petits enfants. Elle les élève sans père à ce qu'elle dit. Une sueur froide parcourt mon corps. Je me suis senti mal à l’aise. J'ai répondu oui sans hésiter. Et pourtant, j’étais plus fauché que Rastignac avant même qu'il soit devenu Bel Ami (Maupassant). Je ne voulais pas qu'elle soit morte de honte. Il est connu de tous : le comble de la gêne c’est quand on demande et qu’on ne reçoit pas. Sauf que la belle Sofie ignorait que j'avais uniquement en poche assez d'argent pour me rendre à Montabo et y revenir. Je le lui ai donné de tout cœur. J'en profite moi-même pour me rafraîchir aussi d'une bouteille de Coca-Cola, ma boisson préférée. C'est aussi, la boisson favorite des étudiants militants Haïtiens. La boisson anti-chaleur et anti-gaz pour les manifestants. On se sent un peu honteux d'avouer qu'on adore une boisson qui symbolise à elle seule l'impérialisme. C'est comme se sentir gêné de boire une bière (Heineken) qui porte le même nom que celui qui a tué l'immense Charlemagne Péralte. Après avoir fini de me vider la poche, mademoiselle partit presque en courant, oubliant de me laisser son numéro de téléphone. Je suis sorti du chinois sans un sous en poche. Par chance, un mec qui habite non loin de chez mon frère, allait à Cayenne et a décidé de me déposer à Montabo.
Mon amour d’écrivaine, me fait de temps à autres des clins d’œil, en écoutant avec attention le discours des autres. Ce sont nos gestes intimes et complices, qui ne visent à détruire personne. On n'est pas dans cette démarche. D'ailleurs, moi particulièrement, je ne supporte pas la laideur. C'est si écœurant. Je suis de ceux qui croient, à l’instar d'Oscar Wilde, que seule la beauté peut sauver le monde. La fête se poursuit dans une ambiance solennelle. Les invités en ont profité pour converser autour de la petitesse de nos compatriotes, toujours en second plan sur les listes électorales. Il me semble que les intrus n'ont pas été invités. Donc, ils ont reçu d’adorables coups de langue. Aurore adore mes textes. Mais, par prudence, elle me gronde un peu, pour avoir, selon elle, cité de façon claire et précise le nom de certaines personnes de la communauté haïtienne de Guyane. A son avis, j’emprunte un chemin épineux et fragile. Avec le risque d’y laisser ma peau et de me faire des ennemis. Je tente de lui faire comprendre que tous mes personnages sont fictifs. Si par hasard, ils ressemblent à des personnes réelles et grossières, ce n'est que pure coïncidence...
Un écrivain sans défaut
Il est midi en Guyane. Il faut le préciser. Car le temps en Guyane n'est pas le temps d'Haïti. Alors là, aucune ressemblance! Ici en Guyane, tous les jours se ressemblent. Pour un « fenk vini » comme moi, les dimanches ne comptent pas. C'est le pire des jours de la semaine. Il n'y a pas de transport public. Pas même les clandestins. Sur mon appareil, une douce chanson résonne : « Je hais les dimanches ». Je m'alite sur le canapé troué, dans cette salle à ordures, qui nous sert de salon. Je prépare mon émission. Mon frère, lui, écrit et répète à voix haute son propos. Il m'a avoué un jour, qu'il aurait aimé être moi. Avec cette facilité de lire et d'étudier en silence. Le silence est un pays sacré. J'aime trop parler pour ne pas m'en apercevoir. Il m'arrive parfois même de parler en dormant. Je deviens somnambule. Mon grand frère ne cesse d'écrire depuis hier. J'essaie de voir de quoi s'agit-il. Il a une manie de recopier ses livres de Droit et de faire une plaidoirie pour lui-même. Histoire d'ironiser le temps. Quand on n’a rien à faire et que l'on a des ennuis, on invente à soi-même de vilaines distractions. En l'épiant, j'ai enfin découvert ce qui préoccupait mon frère à ce niveau. Il saignait un peu. Mon grand frère adore écrire. Mais déteste la lecture. C'est un drôle de personnage. J'aurais aimé être dans sa peau. Histoire de me regarder avec les yeux d'un autre. J'ai toujours voulu être un écrivain sans défaut. J’ai visé l’impossible. Je connais des gens homophobes jusqu'à l'impensable, qui ont adoré Verlaine et Rimbaud. A croire que la littérature peut encore faire des merveilles. Il est dit fort souvent que le père Hugo était radin. Sa femme l’a quitté pour Sainte-Beuve. Qui sait pourquoi? Comme si pour Sainte-Beuve n’était pas une raison valable. Je vous écris en pensant à mes amis poètes. A chacun ses qualités et ses faiblesses d'homme. Un écrivain, Agota Christophe, affirme que chacun est né pour écrire un livre bon ou mauvais. C’est un avis que je ne partage pas. Je crois de préférence, que chacun est né pour accomplir une tache. L'urgence de faire quelque chose de sa présence au monde. Qui ne consiste nécessairement pas à écrire un livre. D'ailleurs, comment écrire un livre sans savoir si personne le lira ou l'aimera? Écris-le quand même, m'a dit un jour Goethe, un ami-poète allemand. On l'aimera peut être. Car, m'avoue t-il, il y a autant de mauvais écrivains que de mauvais lecteurs. Il aurait été juste d'avoir aussi un tribunal pour juger les mauvais lecteurs.
Il me semble aussi, en tant qu'humain, j'ai un tas de défaut. Comment vivre sans tache? Sans avoir le sentiment de trahir, quelqu'un ou quelque chose? Est-ce que mon ami, le comédien haïtien Jean Cajou a un défaut? Je réfléchis. Enfin j'en trouve un. Il est trop sensible et pardonne trop facilement. C'est un homme honnête jusqu'à la bêtise. J’écris en ce moment pour exister. Pour échapper à la laideur. Je me demande souvent comment avais-je fait pour supporter le milieu culturel haïtien durant toutes ces années? Il y a tellement de médisance, d'hypocrisie, qu'il me semble qu'un écrivain sans défaut n'est pas un écrivain. Il y a aussi dans ce milieu culturel beaucoup de partage et de quête d'humanité également. Écrire est un acte dangereux et subversif. Ils sont si pédants, les artistes. Ils sont centrés sur eux-mêmes. Je ne connais qu'un écrivain modeste, il est mon mentor et il n'est pas sociable. Je lui ai écrit pour l'annoncer mon voyage, mon exil. Mais, il ne m'a jamais répondu. Je n'ai jamais vu quelqu'un si désintéressé et si distant. On dirait que trop d'amour l'empêche de respirer. Je lui voue un culte et il s'en fout pas mal. Mais non, il a écrit un livre ou il m'a cité parmi ces amis pour la poésie et pour la vie. C'est l'un des meilleurs poètes de sa génération, de la tradition littéraire haïtienne en générale. Ils ne sont pas nombreux ceux qui peuvent accoucher ceci: « La douleur a des angles de brume ». Quelle profondeur!
Il fait tellement chaud dans ce salon que je fus obligé d'allumer le ventilateur. Une fine pluie traverse le soleil et affirme sa présence. Il pleut et le soleil poursuit gentiment sa course. Mon frère continue sa longue marche de poète. Il a enfin terminé et me demande mon avis sincère. C'est un poème en l'honneur des femmes. Ce n'est pas totalement un poème, c'est un discours. Non c'est de préférence des conseils. J’ignorais encore qu'il était si mauvais poète. Il n'a réussi aucun vers, le pauvre. Ça m'a fait penser au talentueux Raymond Philoctète qui a délaissé la poésie, après avoir lu les premiers vers de son petit frère René, ce Jérémien brillant et hautain, qui nous a légués tant de chefs d’œuvre. J'espère que, comme lui, nous mettrons nos cœurs à partager comme un gâteau. Mon frère Ed s’est senti un peu vexé de mon verdict et m'a lâché: « C'est moi qui suis le premier poète de cette famille, morveux. Talent que j'ai abandonné pour devenir avocat. Il m’a aussi rappelé, que je lui ai volé dans mon enfance, son premier poème, et l'a déclamé partout dans la ville de Jérémie. C’est évident que l'imposture est l'unique péché de l'enfance.
Parlant d'écrivain et de leurs défauts. Il m'arrive en tête cet écrivain-cuisinier très médisant, qui arrive même à nettoyer sa femme. Il était venu un dimanche à notre émission, lecture et compagnie sur la radio Espace FM. Mon mentor et ami lui a demandé, sans la littérature, il y aurait quoi? Lui, de répondre élégamment qu' « il n'y aurait pas d'imposture. Donc il n'y aurait pas Franketienne ». Cet écrivain, qui n'est pas l'unique en son genre, est par ailleurs, un homme très sensible et très sociable. Il est celui qui se remet à ses chères petites ombres.
Dans le milieu culturel haïtien, chacun a eu sa dose de médisance. Un tel ne sait pas écrire. Tel écrivain est homo et ne sait pas lire. Une telle est une prostituée, l'autre est lesbienne. Pour ce qui est de ragots, on en raconte plein. On ne le fait pas qu'en Haïti. On le fait partout. Et ailleurs c'est pire à ce que l'on dit. En Guyane, nul n'est besoin de milieu culturel pour le faire. La médisance est ici un sport national.
C'est Dany Laferrière qui disait que « la littérature, comme le crime organisé, a ses réseaux »? Ce que l’on sait, il y a eu de grandes amitiés en littérature. Du Montaigne et la Boétie. Tout comme, il y a eu et il y a encore de méchants conflits. Leconte de Lisle, l'écrivain parnassien, traitait les romantiques de « montreurs ». Voltaire invitait Rousseau à venir brouter l'herbe dans leur patrie commune. Quel genre d'écrivain, serais-je? Un médisant ou celui qu'on critique tout le temps à son insu? Je n'ai rien à foutre de la critique. Edtou m’appelle, je somnolais un peu. Viens manger petit frère. C’est un plat de bananes pesées et du griot. Je suis fou de la viande de porc. Un bon écrivain, un écrivain sans défaut, peut-il aimer la viande de porc et du Coca-Cola? Finalement. Je déguste comme un lapin mon plat préféré. Un livre en main: L’Afrique des rois du romancier haïtien Roger Dorsainvil. Je mange comme je marche. Si lent et si patient. Je mange doucement autant que je parle rapidement. Les écrivains pour la plupart sont verbomanes. La littérature, quel pouvoir! C'est fou que l'on aime tous François Villon. C’est comme encourager les autres à voler et assassiner. Lui, il avait une excuse qu'Hilarion n'avait pas, dans Compère Général Soleil de Jacques Stephen Alexis. Villon était poète. Et l'un des plus excellents de la littérature française.
Je regarde le livre. J’aime sentir l’odeur du papier. L’auteur a vécu pendant longtemps sur le continent africain. À t-il un jour retrouvé son accord perdu? La migration quelle solitude ! J'ai quitté mon pays natal pour devenir dans un autre, un écrivain de l'exil. Je commence à peine à comprendre la notion de « l'écrivain du dehors ». Heureusement, j'ai toujours adoré les œuvres produites sur l'exil. Du Dany Laferrière, depuis Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer jusqu’à L'Énigme du retour. Mon préféré est celui où, Dany raconte son voyage, son départ pour l’exil, Le cri des oiseaux fous. J'ai toujours trouvé sympathique le héros de L’Odyssée, Ulysse loin d’Ithaque, de sa femme Pénélope et de son fils Télémaque. Tout comme, j'ai aimé de tout cœur ce vers de l'immense René Philoctète dans Ces îles qui marchent : « Je reviens fatigué des giboulées du nord/ le soleil que j'ai bu est froid comme la mort ». Il y a une parfaite analogie entre mon exil et celui de Dany. On dirait que tous les exils se ressemblent et se valent. Il a pris le large après avoir perdu un ami assassiné et moi je suis parti après avoir failli perdre manmi Bl, ma meilleure amie. On avait un rendez vous et je l'ai loupé. Maman m'avait empêché de sortir. A ses yeux, les manifs sont très utiles pour forcer la main des cons au pouvoir. Mais il est préférable que son dernier garçon les suive en direct, sur une chaîne de télé. Je continue de croire dur comme fer que si j'étais avec elle, peut être qu’on ne lui aurait pas tiré dessus. Mon ex-Femaville, qui m’avait toujours protégé, pense que si j’étais sur les lieux, l’on m'aurait visé à sa place. Je vous raconterai une fois l’histoire de mon amie. Une Saga même. Manmi BL est une passionnée, une folle. « Il y a trop de folie pour si peu de fou », écrit Marc Exavier ou un poète Chinois. Je suis à Trente pièces, chez mon frère. Pas sur le beau canapé de chez ma mère à Port-au-Prince. Donc, je suis réellement en Guyane et je compte m'y adapter. J'essaie de distribuer assez de bonheur à mes amis en Haïti. Afin de rester cette meilleure personne que j'ai toujours souhaité être.
Ma mère m'a appelé et je n'ai pas décroché. Je sais qu'elle va me faire un sermon pour mes boucles d'oreilles et ma nouvelle coupe de cheveux. J’évite aussi de lui parler de l’accident de voiture de ma petite sœur Wawa, qui s’est cassée la jambe. Assis sur le canapé troué, je lis tranquillement Le chateau de ma mère de Marcel Pagnol. Lui qui me donne l'envie de visiter la Provence. J’ai tenu en main ce bijou. Le livre dans lequel le fils réalise le rêve de sa mère. Tout en refusant l'appel de la mienne. Quel genre d'écrivain serais-je réellement ?
