« Toutes les villes partent d’un mensonge, d’un besoin irrésistible d’enfermer l’autre. » Grand-
mère disait souvent cela. A l’époque nous étions encore en pantalon court et nous habitions la
ville en manques de rêves. C’était le temps des petits matins, des rues qui mènent à l’école
comme à la mer. Le temps des pavés au senteur de jasmin, et des envies de marins très vite
étouffées. Parce que la mer enfante souvent, suivant ses humeurs, une ville maudite où les
hommes meurent les yeux pleins d’autres pays, et le cœur gonflé de la promesse de tant de vies à
refaire.
Assez souvent nous passions des journées entières à arpenter la côte, tu disais qu’une ville
construite en dessous du niveau de la mer mérite que ses habitants créent constamment un
dialogue entre elle et eux, comme pour trouver une trêve à cette guerre. Pour sûr, personne ne
sait qui l’a déclaré, ni qui étaient vraiment les adversaires. Depuis l’enfance nous savions que des
hommes et des femmes partaient pour des terres inconnues et ne revenaient jamais, et que ceux
qui osaient le retour devenaient fou ou allaient se tuer quelque part pour des causes qui ne
portent pas leur nom. La ville a hélas des nuits où elle se fait violence. Des nuits où les hommes
comme les dieux qui l’habitent sont traqués jusqu’à devenir des desséchés, des sans vie, sans
aucun pouvoir sur eux-mêmes ou sur le monde qui les entoure. Au milieu de tout ça l’enfance
était un paravent, un début d’aube qui ne nous permettait de jouer un rôle quelconque à cette
maudite guerre.
Il y avait la ville, il y avait la mer et cette petite maison bleue qui comme une cage gardait nos
amours. Tu te souviens, nous pouvions passer des nuits entières à nous disputer sur la ville : ses
Gingerbreads de riches qui épousaient les bidonvilles, son unique place publique pour deux cent
mille habitants, et sa cathédrale, la seule chose sur laquelle on ne se disputait pas. Elle était
complice d’un mystère qui au fond de l’enfance n’avait pas encore pris forme, et avec grand-
mère nous avions appris à le pister. Elle prenait forme la nuit, surtout, quand les femmes
sanglotaient dans leur lit parce que leur homme avait dit que demain il embarquerait avec les
autres. Dans un de ces gros navires qui accostaient au port à chaque fin de trimestre, avec le
même regard triste de ce vieux marin, qui ne savait toujours pas comment dire aux femmes que
la mer s’était mise en colère et avait bu leur mari. A chaque voyage il redevenait plus vide,
comme si la mer diluait son être petit à petit. La légende raconte qu’il a fait un pacte avec les
esprits et qu’il devait pour maintenir sa fortune et sa vie sacrifier dix hommes à chaque voyage.
Sinon un jour ils viendront le chercher de grand midi, pour un pays de fouets et de soleil. Par
moment le jeu devenait ridicule et tu t’énervais, tu voulais seulement habiter la ville, sans vouloir
qu’elle ait des mystères. Tu la voulais simple comme cette petite maison bleue. Pendant
longtemps nos nuits ne conviaient que ses légendes : des légendes d’hommes et de femmes
harcelés par la vie et qui confiaient leur destinée à des dieux inventés au hasard de quelques
douleurs mal apprivoisées, des légendes d’enfants devenus grands parce que le froid de la nuit et
l’odeur de l’absence ont remplacé le parfum de la mère. Il y avait tout ça et aussi des matins.
Aujourd’hui je ne me souviens plus trop bien de ces matins, de ce qu’ils disaient sur nos espoirs
ni de la distance qu’ils forgeaient entre nous. Pour toi c’était une route vers ta passion, la
musique. Et moi sans m’en rendre compte ils me conduisaient vers l’ailleurs, loin de la ville et de
la maison, la petite maison bleue. L’époque avait ses pesants, tous les hommes partaient et nous
aussi nous rêvions d’autres pays. Moi je rêvais de ces bâtiments qui frôlaient le ciel, de ces
casinos où on pouvait devenir riche en faisait corps avec le hasard. Mais toi tu n’avais que des
délires de super héros qui sauvaient des villes, qui bravaient le monde pour sauver un petit bout
de terre. Tu voulais sauver la ville et ses habitants, mais cette guerre n’était pas la nôtre et je me
tuais à te le rappeler.
La ville, c’était toi. Sur les cinquante rues qu’elle avait la plupart ne portaient pas de nom, mais
pour l’enfant que nous étions c’étaient des chemins de liberté. Des rues innomées et qui ne
nommaient pas l’autre. Comme grand-mère aime le confier, les villes ne sont pas que des masses
de pierres ou des lieux tissés au hasard du temps. Ce sont aussi des chemins, des pause-amours.
La ville c’était toi, et tu refuses d’accepter qu’elle ait été construite par des hommes venus de
l’autre côté de la mer, des colons. Qui plus est n’étaient même pas des architectes mais des
hommes qui inventaient une ville pour la commodité de l’exploitation. A l’école d’architecture
on nous a appris que pour décrire les villes coloniales il fallait comprendre deux choses : le
projet colonial dans son rapport à l’espace et puis le conflit des styles architecturaux intégrés au
fil du temps. Quand je t’ai appelé de l’école pour t’expliquer tout ça tu étais heureux, tu me
demandais de t’envoyer à l’occasion quelques livres, pour que tu puisses te faire ta propre idée.
J’étais moi aussi heureux, car étant loin de toi et de la ville j’essayais comme un diable de
trouver un sens à ce voyage d’étude, quelque chose qui au bout du compte, me donnerait l’espoir
que les blessures du déracinement peuvent se panser.
La ville c’était toi. Elle était bâtie au bord de la baie des Cayes, à l’embouchure de la ravine du
Sud, sur la rive gauche de celle-ci. Comme les principales villes nées de la colonisation c’est une
ville portuaire dont toutes les maisons tournent le dos à la mer. A cette information tu étais
devenu tout triste car tu n’avais jamais compris pourquoi des maisons refuseraient la mer. Puis
comme pour reprendre ton pouvoir sur l’histoire tu m’as dit : « N’en parlons plus, ces hommes
étaient juste des cons ». Ensuite tu m’as présenté une de tes dernières compositions musicales. Je
me souviens plus trop bien de quoi elle parlait, peut-être de cette nuit, de ce départ qui nous as
rompu. Peut-être, et j’ai honte de ne pas m’en souvenir. Le premier colis que je t’ai envoyé ne
comprenait hélas pas des livres d’architecture, mais juste une guitare neuve et un carnet dans
lequel j’ai essayé de dire la ville. Tu sais, les villes aussi se disent, comme des chansons
d’amour, des douleurs, des instants ou des rages.
La ville c’était toi et son histoire architecturale comprenait plusieurs temps : celui allant de
l’époque coloniale à la révolution de Saint-Domingue, celui allant de la révolution à l’occupation
américaine, de l’occupation américaine à la dictature et de la dictature à aujourd’hui. Elle s’érige
sur une plaine et a donc le goût des vents chauds. La guerre, nous pensions parfois que c’est à
cause de cela que des forces cachées dans l’ombre la faisait, parce que la ville a des vents chauds et que la vie trop froide d’ici imposaient aux hommes de s’en accaparer le plus que possible.
C’était notre hypothèse et nous étions toujours en pantalon court.
Tu es de sept ans mon aîné et j’ai tout appris en te suivant. Ma passion pour l’architecture est née
de ce besoin de nommer ce que tu ressentais et au plus profond de moi d’un besoin immense de
t’inventer une ville. Les villes on les invente me disais-tu, on les invente comme on invente des
dieux avec des pouvoirs, des faiblesses, et des concessions d’espoirs. Et pour te dire l’amour
j’avais envie de t’offrir un fragment d’éternité, une ville, que je me suis mis à construire petit à
petit avec le bruit de nos errances. J’ai tout appris en suivant tes pas, le goût du rire comme celui
de l’amitié. Mes premiers cours de géographie et ce besoin de féerie pour inventer des espaces
neutres où les hommes feraient l’amour, loin d’une ville qui s’invente des malheurs à tout
moment.
La ville c’était toi et tu connaissais chaque millimètre de son territoire. Un matin, pendant que je
me rendais en cours tu m’as appelé, tout heureux au bout du fil pour m’annoncer que tu as
apprivoisé les deux cent dix-neuf kilomètres carrés de ta ville. J’étais content, ça aussi je l’ai
appris en suivant tes pas.
Aujourd’hui, tu me dis que tu ne regardes plus la ville, qu’elle a perdu ses oiseaux et que ses
enfants ne rient plus. Tu me dis aussi que les hommes ne partent plus, que l’ailleurs n’est plus un
rêve et qu’ils refusent de l’apprendre dans la douleur d’une ville qui ne rit pas pour eux. Tout a
changé me dis-tu. Un soir, pendant que nous causions au téléphone de nos vieux rêves de
voyages tu m’as appris que le vieux marin avait vendu son navire, puis pour échapper à la colère
des esprits il s’est converti au protestantisme. Après tout, m’as-tu dit, les hommes ne sont pas
condamnés à subir toute leur vie les horreurs de leur passé.
La ville, ta ville, s’érige sur une plaine et ses humeurs sont celles du climat tropical. Prise au
piège par la mer, elle possède plus de quatre-vingt kilomètres de plages. C’était le refuge des
pirates. L’histoire raconte qu’ils y venaient après de long moments en mer pour se reposer et
faire la fête. A croire que la ville a depuis toujours pactisé avec des hommes de violence. Le
plan en damier sur lequel elle a été élaborée était la seule chose pour laquelle tu remerciais le
colon. Selon toi c’était bien, d’avoir une ville où l’étranger peut facilement s’orienter.
La plupart des rues non pas de nom, on les identifie grâce au bâtiment le plus imposant, le
personnage le plus populaire qui l’habite ou par sa misère. C’est aussi une manière de dire
l’autre, la misère. Il y a des villes de pauvres et des villes de riches, des villes où des enfants
meurent de faim et des villes où l’on crève d’avoir trop mangé. Il y a des villes où l’enfance est
un soleil et des villes où elle est une invitation à l’inhumanité. Aujourd’hui, j’habite sans toi une
ville où les quartiers s’identifient selon l’origine sociale de ses habitants : des quartiers
d’antillais, d’arabes et j’en passe. Une ville où même l’aube n’est pas à toi si le capital ne te l’a
pas donné.
Les villes sont des lieux pour dire l’autre. Mais trop souvent comme des ennemis.
La ville c’était toi et l’enfance était ces routes interminables que nous faisions pour défier les
ingénieurs qui ont construit une ville où les maisons refusent de regarder la mer. Ta ville, notre
ville n’est pas une ville comme ici, c’est une ville d’un pays pauvres avec des lieux de rencontres
improvisés, des routes délabrées et des chemins bouffeurs de chaussures, sans gratte -ciel avec
des maisons à la toiture de chaume, de tôles rouillées ou de bétons bon marché.
L’enfance, c’était la ville car la ville c’était toi. Il y avait aussi la rue qui mène à cette petite
maison bleue et cette petite maison bleue qui s’ouvre sur la mer. C’était la seule qui voulait la
mer et qui refusait la rue. Notre principal lieu d’errance. Petit nous servions de guide à tout
étranger parce que la petite maison bleue était après la cathédrale et la place publique le seul lieu où les touristes pouvaient mettre des motifs d’histoire sur leur voyage et que nous étions les seuls
à pouvoir en causer en fin connaisseur. C’est hélas une ville où les hommes ont raté leur folie de
grandeur, une ville qui pour tout monument n’a qu’une cathédrale et une petite maison bleue,
que des colons ont bâtie parce que des enfants en panne de pays ont crus que le lieu était le
repère des sirènes.
Tu sais, à l’école d’architecture j’ai rencontré une fille, elle vient d’une ville comme la tienne. La
nôtre. Une ville d’un autre pays pauvre sans monument avec des chemins qui blessent. Un soir je
lui ai dit je t’aime, elle a souri puis m’a embrassé. Je pense qu’elle m’aime bien, car quelqu’un
qui t’aime t’invite dans sa ville, sa ville intime où il range ses errances, ses envies d’autres
mondes et d’autres lieux. Je lui parle souvent de toi, de la petite maison bleue et de grand-mère.
Elle vous aime bien, je le pense aussi. Parfois elle s’inquiète que vous ne l’appréciez pas. C’est
peut-être dû à tout ce silence que je garde en moi. Elle l’entend ce silence, comme tu l’entendais
parfois. L’enfance c’était aussi ça, ces moments creux que l’on savait remplir pour l’autre et ces
routes, toujours ces routes que l’on espérait ensemble. Quand j’ai obtenu cette bourse du
gouvernement pour partir étudier l’architecture dans un pays sans maison bleue, où les routes
mènent souvent au délit d’origine, je n’ai pas voulu partir. Tu m’as pris par la main et m’a
conduit à la petite maison bleue, tu ne voulais pas non plus que je parte mais l’enfant pauvre,
orphelin que nous étions ne pouvait se permettre cela. Rester, dans une ville aussi simple qu’un
baiser sur la joue, dans une ville avec des gens qui tuent parce qu’ils ont faim n’offrait aucun
bonheur souhaitable. La ville a ses horreurs et ils pourront un jour nous engloutir. Tu jouais tout
le temps au fort, à celui qui pensait devoir porter le malheur des autres. Merde ! Dans l’instant je
haïssais cette ville et cette maison bleue. Bleue pour un rien. Je te haïssais aussi parce que tu
étais mon frère et quoique tu sois l’aînée, j’avais aussi le droit de vouloir de protéger.
Elle m’aime, je le pense bien, quand je lui parle de la ville elle ferme les yeux, l’imagine un
instant, me la raconte puis m’embrasse. Elle m’aime, je le pense bien car ses yeux se taisent
quand je lui dis je t’aime.
Un feu a durée sept jours. Je sortais d’un cours de dessin technique et j’ai vu la nouvelle. La
journaliste qui racontait l’événement, ne connaissait pas les lieux. C’était une ville pauvre, dans
un pays pauvre. Elle ne la connaissait pas et d’ailleurs comment la connaîtrait - elle ? Un feu a
consumé tout un bidonville et une petite maison bleue qui donnait sur la mer. Dans une ville qui
manque de pain les habitants ne résistent pas longtemps aux flammes, ils font semblant, titillent
l’espoir pendant quelques heures mais finiront à n’importe quel moment par s’enfuir comme des
bêtes innocentes. C’était une ville pauvre dans un pays pauvre avec des rues qui n’ont pas de
noms et une vieille femme qui pour meubler notre enfance jouait à la philosophe. C’est une ville
pauvre dans un pays pauvre, une ville où la misère a déclaré aux hommes une guerre sans merci.
Je ne t’ai pas dit, son père est un homme riche, c’est lui qui a payé les billets pour qu’on vienne
te chercher. Tu ne n’aimeras pas leur pays, je le sais bien. Ils ont des règles pour presque tout et
il n’y a pas grand-chose à réinventer. La semaine dernière quand on a atterri elle s’est moqué de
moi parce que j’ai pleuré. C’était la joie du retour tu sais, ce pincement de cœur que l’on ressent
dès que surgit l’odeur d’un lieu qui nous habite ou que nous avons habité.
En partant de Port-au-Prince, la ville est à quatre heures de route. Les seuls praticables dans ce
pays sont les nationales. Tu ne comprenais pas souvent cette idée de route nationale, une route
qui lie quelques morceaux de territoire n’avait rien de nationale. Malgré tout, celle qui conduit à
notre ville est la nationale numéro deux. Elle traverse quatre départements : la grande-anse,
l’ouest, les nippes et le sud, chez nous. Nous sommes du sud. Je ne sais pas trop bien ce que cela veut dire mais tu le disais souvent comme pour te repérer. La nationale numéro deux traverse la ville qui s’ouvre sur la croix des quatre chemins. Les quatre extrémités de la croix désignent les
routes principales de la ville. L’extrémité ouest mène au centre-ville, l’extrémité nord vers le
bourg, l’extrémité sud vers les quartiers riches et celle à l’est conduit à la petite maison bleue qui
s’ouvre sur la mer. Quand nous sommes arrivés, midi venait de sonner à la cloche de la
cathédrale. Nous sommes descendus à l’hôtel. La fille s’est reposée toute la journée et je l’ai
regardé dormir pendant longtemps. Je l’aime, je le pense bien car près d’elle tous mes mondes ne
sont que des fleurs posées à ses pieds.
Elle s’appelle Rose comme la seule rue qui porte un nom dans cette ville. C’est aussi la rue qui
habite le cimetière où je te parle aujourd’hui de tout ça. La ville c’était toi et tu étais l’enfance.
J’ai trouvé ton corps calciné à l’aide des pompiers qui aidaient volontiers une riche étrangère.
Grand-mère aussi est morte, et ta ville, notre ville n’a plus de philosophe. Plus personne pour la
dire, une ville sans amour, basse et dans sa forme et dans le cœur de ceux qui l’habitent.
Aujourd’hui, j’habite sans toi une ville dont les rues se battent pour être nommées, et je les
nomme toutes de ton nom. Comme pour à jamais perpétuer l’enfance.
La fille rentrera avant moi, urgence de famille. Moi je resterai pour reconstruire la petite maison
bleue et essayer de te réinventer. Elle partira avant moi, elle est triste de me laisser, je le suis
aussi. Je la regarderai partir demain en pensant à toi, et à ce dernier coup de fil que je ne t’ai pas
donné. Je suis là, vide, sans illusions dans ce cimetière en cherchant la force pour te continuer.
Elle est à mes côtés et elle aussi elle cherche la force pour te rencontrer. Comment ? Je ne sais
pas. Les gens quand ils le veulent bien trouvent toujours des secrets de rencontres et d’amour.
Au bout du compte, tu sais, je l’aime. Je le pense bien.
Port-au-Prince 17 décembre 2021
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